Le mercato ne concerne pas que les postes de direction de l’Union. Tous les cinq ans, les nouveaux patrons des institutions communautaires font leur marché parmi les journalistes chargés de couvrir l’Europe afin de trouver leur conseiller en communication ou leur porte-parole. Rares sont les journalistes qui refusent de passer de l’autre côté du miroir, la paye étant plus qu’alléchante comparée à ce qu’ils gagnent dans ce métier en voie de paupérisation.
Cette fois encore, la pêche a été fructueuse. Ainsi, le nouveau président du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, le libéral belge Charles Michel, qui prend ses fonctions aujourd’hui, a débauché l’une des figures de la salle de presse européenne, le chef du service monde du quotidien belge Le Soir, Jurek Kuczkiewicz, bombardé « conseiller stratégique en communication ». Il n’est pas le seul : on a appris lundi, à l’occasion de la présentation du nouveau service du Porte-parole (SPP), qu’une journaliste espagnole, Ana Pisonero, avait aussi décroché le Graal. En 2014, deux Allemandes, une Française, un Portugais et un Italien avaient franchi le Rubicon en intégrant le SPP. Comme pour bien souligner à quel point ces transferts sont considérés comme normaux par les journalistes européens, une bonne partie d’entre eux ont applaudi leur ex-consoeur, toute honte bue.
Ces réorientations professionnelles posent de sérieux problèmes déontologiques puisque ces journalistes passent au service d’institutions qu’ils ont couvertes. On peut d’abord penser seuls ceux qui ont su ne pas déplaire sont recrutés, l’emmerdeur n’ayant pas bonne presse dans la bulle bruxelloise. Ce qui encourage ceux qui caressent l’espoir de changer de bord à ne pas mener des enquêtes dérangeantes ou à se livrer à une critique sans concession des politiques européennes. Les papiers élogieux ou prudents que ces journalistes ont pu écrire ces dernières années doivent-ils être relus à cette aune ? Ces transferts ont donc des répercussions sur l’ensemble de la profession : au fond, ne peut-on soupçonner chaque journaliste un peu trop «eurobéat» de soigner sa future carrière d’eurocrate ? Comment donner tort aux citoyens qui se méfient de plus en plus de la presse ?
A Bruxelles, c’est encore plus grave, car les institutions européennes sont un tout petit monde où tout le monde connait tout le monde : un lanceur d’alerte osera-t-il encore parler à un journaliste qu’il risque de retrouver un jour au service de l’institution qu’il a dénoncé ? Car ce sont en général des fonctionnaires qui contactent les médias pour dénoncer tel ou tel scandale. Si le journaliste à qui ils ont parlé passe au service de la Commission, n’y a-t-il pas un risque qu’il révèle ce qu’il sait ou s’en serve pour assurer sa propre carrière ? Autrement dit, un journaliste qui devient eurocrate fragilise le travail de ses confrères qui auront le plus grand mal à trouver des sources. C’est ce qu’on appelle un conflit d’intérêts - qui existe indépendamment de sa réalisation…
Si les avocats, par exemple, sont soumis à une réglementation très stricte dans ce domaine, les journalistes, eux, n’ont à affronter que leur propre conscience, ce qui est pour le moins insuffisant. Ne faudrait-il pas instaurer, à l’image de ce qui se fait pour les anciens commissaires ou les hauts fonctionnaires, une période pendant laquelle ils ne pourraient pas passer au service de l’institution qu’ils couvraient ? La réflexion mérite d’être menée.