« Comme toujours, quand il s’agit de l’abaissement de la France, le parti de l’étranger est à l’œuvre avec sa voix paisible et rassurante. Français, ne l’écoutez pas. C’est l’engourdissement qui précède la paix de la mort ». Jacques Chirac, de l’hôpital Cochin, à Paris, où il est hospitalisé à la suite d’un accident de voiture en Corrèze, appelle les Français à se mobiliser pour « combattre les partisans du renoncement et les auxiliaires de la décadence » que sont les europhiles au premier rang desquels figure le président de la République de l’époque, Valéry Giscard d’Estaing. Cet « appel de Cochin », par référence à l’appel du 18 juin 1940, que le Rassemblement national ne renierait pas, est lancé le 6 décembre 1978, à six mois de la première élection du Parlement européen au suffrage universel qui, selon Chirac, est le début d’un engrenage qui mènera à « l’abaissement de la France » et à la soumission aux intérêts américains, les partenaires de Paris étant des atlantistes convaincus. Ce texte que l’on qualifierait aujourd’hui d’europhobe éclaire d’une lumière crue son héritage : non seulement ce Corrézien d’adoption n’a jamais été un Européen de cœur, mais il a durablement affaibli le projet lui-même, prenant souvent des décisions impulsives et contreproductives.
Narco-Etat
Dès qu’il accède à nouveau au pouvoir, en 1986 (il a été Premier ministre entre 1974 et 1976), lorsqu’il devient chef du gouvernement de François Mitterrand, il donne pour instruction au très souverainiste ministre de l’Intérieur Charles Pasqua de saboter la négociation de la Convention d’application de la Convention de Schengen de 1985 visant à supprimer les contrôles aux frontières intérieures. Il faut que Mitterrand le menace d’une crise de cohabitation, la politique européenne faisant traditionnellement partie du domaine réservé du chef de l’État, pour que les choses rentrent dans l’ordre : le texte sera finalement signé en 1990 pour une entrée en vigueur en 1995. Cependant, de retour dans l’opposition en 1988, après avoir perdu la présidentielle, il se comporte comme un véritable homme d’État en soutenant le « oui » au référendum sur le traité de Maastricht signé en février 1992, contre une partie du RPR emmené par Philippe Seguin. Sans son ralliement, la consultation de septembre 1992 aurait incontestablement été perdue vu la faible victoire du oui (51%). Et l’euro n’aurait jamais vu le jour. C’est là son principal fait d’arme européen. Et il le restera comme le montre la suite de sa carrière.
Enfin élu président de la République, en mai 1995, il retrouve ses réflexes souverainistes de l’appel de Cochin. Ainsi, alors que Schengen est entrée en application quelques semaines plus tôt, il en suspend l’application. Il faut attendre un an pour que les contrôles soient enfin supprimés sauf avec la Belgique et les Pays-Bas, Chirac qualifiant à plusieurs reprises ce dernier pays de « narco-État », ce qui dégradera durablement les relations de Paris et d’Amsterdam.
Les Néerlandais ne sont pas les seuls à subir les foudres chiraquiennes. Dès son élection, il s’en prend violemment à l’Italie dont la lire a perdu 60 % de sa valeur depuis qu’elle a été éjectée du Système monétaire européen (SME) en 1992. Pour Chirac, il s’agit forcément d’une dévaluation compétitive -ce qui est totalement faux- qui ruine l’agriculture française et en particulier empêche l’exportation des « jeunes broutards » du plateau de Millevaches vers l’Italie, comme il l’explique lors d’une conférence de presse surréaliste en clôture du sommet de Cannes, la France présidant alors l’Union. Ne comprenant manifestement pas qu’il est le président en exercice du Conseil européen et que l’Europe entière l’observe, il lance aux centaines de journalistes présents : « comme nous sommes entre Français, laissez-moi vous dire »…
«On ne négocie pas un tapis»
Pour faire bonne mesure, Chirac se fâche avec les Allemands en décidant le 13 juin de reprendre les essais nucléaires dans le Pacifique. Or, il n’a prévenu Helmut Kohl que quelques minutes avant son intervention télévisée, ce que ce dernier ne lui pardonnera jamais : placé devant le fait accompli, le chancelier allemand n’a pas eu le temps de préparer son opinion publique qu’il sait totalement opposée au nucléaire, surtout s’il est français. Résultat : Kohl va faire face à une tempête à domicile dont il se serait bien passé et les rapports entre Paris et Bonn vont considérablement se refroidir, le chancelier se demandant à qui il a affaire. Un bilan impressionnant après un mois à la tête de l’Etat…
L’abandon du plan Juppé en décembre 1995 qui auraient permis de remettre sur pied l’économie française, à la suite de plusieurs semaines de grèves des services publics, confirme les Allemands dans leur volonté d’imposer un véritable carcan budgétaire, le Pacte de stabilité, aux pays participant à la monnaie unique afin de contenir ces fantasques français. Même si le ministre des finances français, Jean Arthuis (UDF), est d’emblée favorable à l’idée, ce n’est pas le cas de Chirac qui voit tout le danger d’un pilotage technocratique des politiques économiques et budgétaires des États. Mais l’absence de coordination au sein du gouvernement français a ouvert une brèche dans laquelle les Allemands vont s’engouffrer pour imposer leurs idées. En décembre 1995, lors du sommet de Madrid, nouvel accroc dans la relation franco-allemande : pour Kohl, écu et « Kuh » (vache en allemand, le u se prononçant ou) sont trop proches et il veut en changer. Chirac est furieux : « c’est extrêmement préoccupant. Les Français sont extrêmement attachés à l’écu (…) Alors Helmut, je ne vois pas comment on peut envisager de le changer ». Pour Kohl, c’est à prendre ou à laisser et Chirac finit par se rallier au nom d’euro.
En décembre 1996, au sommet de Dublin, Chirac et Kohl s’engueulent franchement, le président français négociant pied à pied pour tuer le Pacte de stabilité. Agacé, Kohl lui lance : « on n’est pas à Marrakech, on ne négocie pas un tapis ». Le chef de l’Etat comprend qu’il faut en passer par les fourches caudines allemandes s’il veut faire main basse sur le mark. Après 48 heures de négociations au couteau, les Quinze adoptent le Pacte tel que voulu par les Allemands, les amendements obtenus par les Français n’en modifiant pas l’économie.
«Cela me rend gai»
La mésentente entre les deux rives du Rhin atteint son acmé en mai 1998, lors du sommet qui doit lancer la monnaie unique. Chirac, alors en pleine cohabitation avec les socialistes, humilie littéralement Kohl. A la surprise générale, il refuse que le Néerlandais Wim Duisenberg soit nommé pour 8 ans président de la Banque centrale européenne, car c’était pour lui le candidat de « l’amicale des banquiers centraux », selon son expression. Après plusieurs heures de négociations, il est convenu que le Français Jean-Claude Trichet lui succèdera à mi-mandat : « cela me rend gai » que ce soit un Français triomphe sans retenu Chirac à l’issue du sommet, puisqu’il va « défendre les intérêts de la France »… Kohl, épuisé, admet que « ce fut une dure lutte et l’une de mes heures les plus difficiles… Il m’est arrivé plusieurs fois aujourd’hui de dire à mes collègues : mais pourquoi suis-je fou au point de continuer à faire tout cela ? » Cette entaille à l’indépendance de la banque centrale jouera un rôle dans sa défaite aux élections de septembre 1998 face à Gerhard Schröder. Cet épisode ne sera jamais oublié par l’appareil d’État allemand qui le fera durablement payer à la France.
L’arrivée au pouvoir du social-démocrate Schröder, aussi peu européen que l’est Jacques Chirac, va conduire l’Europe au bord de l’abîme. Si Kohl était prêt à sacrifier les intérêts allemands au nom de l’Europe, ce n’est pas le cas de Schröder. Chirac va s’en apercevoir, en juin 1999, le chancelier voulant, pour réduire le budget de la politique agricole commune (PAC), instaurer un cofinancement national. Le Français la sauve in extremis en prenant à sa charge la partie de la ristourne budgétaire versée aux Britanniques payée par l’Allemagne. Une bombe infernale qui aboutit aujourd’hui à faire supporter l’entièreté du chèque britannique aux seuls Français (les chèques dans le chèque). Le sommet de Nice en décembre 2000, qui accouche d’un traité mal fichu, voit Allemands et Français s’affronter à nouveau avec une rare violence. Paris n’a pas compris que la République de Berlin n’est plus celle de Bonn et qu’elle revendique sans pudeur la première place qu’elle estime lui revenir sur le plan institutionnel vu son poids démographique et économique. Autrement dit, elle veut peser davantage que la France tant au Parlement européen qu’au Conseil des ministres, ce que Chirac évitera de justesse.
Second commissaire français
Mais il commet une grave erreur en acceptant de renoncer au second commissaire accordé aux grands États membres contre la promesse d’une réduction de la taille de la Commission lorsque l’Union comptera 27 pays. Il oublie au passage qu’un tien vaut mieux que deux tu l’auras puisqu’aujourd’hui encore l’exécutif européen compte un commissaire par Etat membre, ce qui donne le même poids aux trois Baltes qu’à l’Allemagne, la France et l’Italie réunie. Une nouvelle erreur historique qui a marginalisé les grands États au sein de la Commission et contribue à la défiance qu’elle suscite dans les opinions publiques.
Au lendemain de Nice, Chirac comprend enfin que ni la France ni l’Europe ne peuvent se payer le luxe d’une nouvelle « guerre » avec l’Allemagne. Il entreprend donc, sur les conseils de Hubert Védrine, son ministre des affaires étrangères, de retisser les liens avec Schröder, ce qui est à mettre à son crédit. Avec succès. C’est ainsi que Paris et Berlin acceptent de réunir une convention sur l’avenir de l’Europe élargie aux Parlementaires afin de rédiger un nouveau traité censé refermer la parenthèse de Nice. Dès 2002, les deux hommes se mettent d’accord sur des propositions communes de réformes institutionnelles très allantes, comme le veulent les Allemands, en échange d’une sanctuarisation du budget de la PAC à son niveau de 2006. Un deal qui met hors de lui Tony Blair qui croyait que Schröder était son allié privilégié.
Car la PAC est en réalité la seule obsession de l’ancien ministre de l’Agriculture qu’a été Jacques Chirac, comme l’a montré l’épisode de 1999. Ce qui va l’amener à commettre une autre erreur historique. Alors que le projet de traité constitutionnel européen qu’a réussi à obtenir Valéry Giscard d’Estaing, président de la Convention européenne, ne comporte que des dispositions institutionnelles, Chirac va exiger, en juin 2013, lors du sommet de Thessalonique, qu’il intègre l’ensemble du traité de Rome, c’est-à-dire les politiques communes. Sa crainte est qu’elles soient placées sur un second plan et qu’elle puisse être modifiée à l’avenir à la majorité qualifiée, ce qui signerait sans doute la fin de la PAC. Si tout est placé sur le même plan, le verrou de l’unanimité des États empêchera qu’elle soit menacée. En juin 2004, les Vingt-cinq adoptent donc un énorme texte consolidant tous les traités existants.
Le référendum de 2005
Dès le mois de juillet 2004, Chirac annonce qu’un référendum sera convoqué pour adopter le traité constitutionnel européen. Mais la consultation n’aura lieu qu’en mai 2005, ce qui est tardif. Or, non seulement le texte consolidé est complexe, mais il permet à chacun de trouver un motif de mécontentement : on ne discute pas des nouveautés institutionnelles, mais des traités existant depuis 1957, ce qui est lunaire puisqu’ils ne seront pas remis en cause par un non. Chirac, en convoquant tardivement le référendum et en ne s’impliquant pas dans la campagne, va permettre au non de croitre et de l’emporter largement. Une rupture de confiance pour ses partenaires : que vaut, en effet, la parole d’un président incapable de convaincre son peuple ?
Chirac, qui ne comprend pas grand-chose aux institutions communautaires, est aussi responsable de la nomination du Portugais José-Manuel Durao Barroso à la tête de la Commission, en juillet 2004, un homme qui fera beaucoup pour la victoire du non en soutenant contre vent et marée la directive Bolkestein sur la libéralisation des services, l’épouvantail absolu en France. Son candidat et celui de Schröder étaient le Premier ministre belge Guy Verhofstadt. Mais Tony Blair pose son véto, car il voulait faire payer à Berlin, Paris et Bruxelles leur opposition à la guerre en Irak. Et il est loin d’être isolé : les pays de l’Est n’ont pas oublié que Chirac, en 2003, leur a enjoint de « se taire » alors qu’ils venaient de se rallier à la guerre en Irak. Une gaffe monumentale alors que le chef de l’État a soutenu l’élargissement et qu’il bénéficiait jusque-là d’un fort crédit à l’Est. Chirac, à la suite de ce véto, s’est désintéressé du choix du président de la Commission et a laissé Blair imposer Barroso qui était son candidat. Comme le note alors Chirac, au moins il parle français…
Le soutien déterminé du Président à l’élargissement montre à quel point il se préoccupait peu de l’avenir de l’Union : l’élargissement rapide, devenu réalité en janvier 2004, a lieu sans réforme institutionnelle suffisante et sans aucune réflexion sur l’avenir de l’Union. On aurait pu au moins attendre que le traité constitutionnel soit adopté, ce qui n’a pas été le cas. On lui doit aussi, ainsi qu’à son complice Schröder, l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie, un piège dont les Européens n’arrivent toujours pas à sortir. C’est déjà Chirac qui, en 1999, avait obtenu de haute lutte le statut de pays candidat pour Ankara…
Une zone euro affaiblie
Au débit des années Chirac, il faut aussi ajouter l’affaiblissement du Pacte de stabilité en 2003. Avec une nouvelle fois Schröder à ses côtés. Mais si Berlin a voulu se débarrasser des contraintes de la discipline budgétaire, c’est pour réformer son économie et devenir davantage compétitive. La France, elle, veut simplement pouvoir dépenser plus, ce qui a concouru à son affaiblissement. De même, Chirac a accepté l’élargissement rapide de la zone euro sans se préoccuper d’achever sa construction politique, par exemple en instaurant un minimum de solidarité financière entre les Etats partageant la même monnaie. Une inconséquence qui se paiera au prix fort en 2009 avec la crise de la zone euro qui mènera quatre pays à la faillite…
En un mot, les douze ans de règne de Jacques Chirac ont été catastrophiques pour l’Europe, celle-ci payant encore l’absence de pensée stratégique d’un politicien qui n’a jamais été un joueur d’échecs, comme François Mitterrand, mais plutôt un joueur de poker pressé d’empocher des gains à court terme. La relation franco-allemande est morte durant son règne. On peut seulement mettre au crédit du président défunt la tentative de relance de l’Europe de la défense en 1998-1999 (mais elle est restée dans les limbes) et son appui à Maastricht. C’est peu, bien peu.