C’est une première pour la France et elle est douloureuse : Sylvie Goulard, commissaire européenne désignée par Emmanuel Macron, a été recalée, jeudi après-midi, par les eurodéputés à une écrasante majorité. Tous les groupes politiques ont voté contre elle, à l’exception de sa famille politique, Renew Europe (RE), où siègent les députés LREM. Ils ont estimé l’affaire des assistants parlementaires supposés fictifs du Modem, toujours en cours d’instruction, et surtout les quelques 350000 euros versés entre fin 2015 et début 2016 par la fondation Berggruen pour un travail largement fictif alors même qu’elle était députée européenne interrogeaient a minima sur son intégrité. Le chef de l’Etat va devoir rapidement présenter une nouvelle candidate, à l’instar de la Hongrie et de la Roumanie qui ont vu, elles aussi, leur commissaire rejeté pour des conflits d’intérêts.
Vers un compromis
La matinée de jeudi avait pourtant plutôt bien commencé pour celle qui devait prendre en charge le méga portefeuille du marché intérieur, de l’industrie, du numérique, de la défense et de l’espace. Convoquée à 9h30 pour une seconde audition d’une heure et demie, elle s’est montrée beaucoup plus sûre d’elle-même que lors de son premier passage, le 2 octobre : sonnée par les questions des députés des commissions parlementaires du marché intérieur et de l’industrie qui, tous groupes et toutes nationalités confondus, l’ont cuisiné durant 3 heures sur ses casseroles, elle avait rapidement perdu pied. Les députés ont alors décidé de lui envoyer un second jeu de questions écrites auxquelles elle a répondu mardi. Ce qui n’a pas suffi à les convaincre : ils l’ont donc convoqué pour une seconde audition, un traitement auquel n’a eu droit qu’un autre commissaire désigné, le Polonais Janusz Wojciechowski, qui s’était montré particulièrement mauvais devant la commission agriculture.
Cette fois, l’essentiel des interrogations a porté sur les dossiers que devra gérer Sylvie Goulard, un exercice qu’elle maitrise parfaitemetn. Les affaires n’ont cependant pas été oubliées. Pour les députés il reste incompréhensible qu’elle ait démissionné de ses fonctions de ministre de la Défense en juin 2017 parce qu’une enquête préliminaire avait été ouverte sur le rôle réel des assistants parlementaires locaux des députés européens du Modem et, alors que l’affaire n’est toujours pas close, qu’elle accepte de devenir commissaire européen. « Pourquoi ne pas appliquer les standards français au niveau européen », s’est ainsi interrogé le Bulgare Andrey Kovatchev (PPE, conservateur) ?
Sylvie Goulard explique que sa « situation juridique » est différente puisque depuis deux ans, elle n’a toujours pas été mise en examen et qu’elle a remboursé sur ses propres deniers les 45.000 euros contestés par le Parlement européen. Et si elle refuse de s’engager à démissionner au cas où elle serait mise en examen, c’est parce que cela mettrait en péril l’indépendance de la Commission : il suffirait qu’un État membre dans lequel la justice n’est pas totalement indépendante poursuive un commissaire pour le pousser vers la sortie.
Le sparadrap Berggruen
Plusieurs députés sont aussi revenus sur son travail pour le think tank Berggruen, un organisme financé par le patron d’un fonds de recouvrement, Nicolas Berggruen, un homme qualifié de « financier vautour » par Forbes, un magazine américain. Payée entre 10 et 13000 euros brut par mois pour une somme totale d’environ 350000 euros, Sylvie Goulard n’est pas parvenue, ni lors de ses auditions ni dans ses réponses écrites, à dissiper l’impression qu’il s’agissait d’un emploi fictif. Virginie Joron (RN) lui a donc demandé de produire le contrat de conseil signé avec Berggruen, ses lettres de missions, si les autres personnes travaillant avec elle, notamment le député européen Guy Verhosfstadt (libéral belge), étaient aussi payés, etc. Sylvie Goulard a refusé de s’engager sur ce terrain, se contentant de répéter qu’il ne fallait pas « réduire un combat d’une vie » pour l’Europe à deux ans de travail pour Berggruen. Plusieurs eurodéputés se sont fait un plaisir de rappeler ses nombreux plaidoyers pour que l’on n’envoie à Bruxelles que des « personnes irréprochables ».
Les élus conservateurs du PPE et les socialistes s’inquiétant à plusieurs reprises du périmètre extrêmement large du portefeuille de la Française qui pourrait sans problème être réparti entre quatre commissaires, il semblait que l’on se dirigeait vers un compromis : une confirmation avec un redécoupage de son portefeuille. En particulier, les Allemands souhaitaient que le numérique et l’audiovisuel reviennent à la Bulgare Mariya Gabriel. Il faut dire que les gouvernements se sont mobilisés pour sauver le soldat Goulard, comme l’a dénoncé François-Xavier Bellamy : « des pressions ont été exercées sur beaucoup de nos collègues en provenance des chefs d’État et de gouvernement pour écarter (nos) interrogations ».
Les eurodéputés PPE de l’Est et du Nord posent leur véto
Mais tout a basculé lors d’une réunion du groupe PPE qui a des comptes à régler avec Emmanuel Macron : il lui reproche d’avoir tué le système des Spitzenkandidaten imposé en 2014 par le Parlement européen et qui veut la tête de la liste arrivée en tête des élections européennes devienne automatiquement président de la Commission. Certes, la présidente élue, l’Allemande Ursula von der Leyen appartient au PPE, mais pour le groupe c’est son compatriote Manfred Weber, qui dirige le groupe PPE, qui aurait dû être désigné. Tuer sa candidate serait donc une revanche. Mais ce qui a fait basculer le PPE, c’est le risque de voir l’investiture de l’ensemble de la commission von der Leyen refusé le 23 octobre : « les pays du nord, pour des raisons éthiques, et ceux de l’Est, parce que si Goulard avait été Roumaine ou Bulgare, elle aurait dégagé dans la seconde, ont menacé de voter contre la commission. Mieux vaut donc une bataille avec Macron qu’une scission de l’Union entre l’est et l’ouest et une crise institutionnelle grave », raconte une source du PPE.
Dans la foulée, les socialistes l’ont alors lâché de peur de se retrouver isolé, à l’image de tous les autres groupes politiques, sauf bien sûr RE. Résultat : les commissions réunies du marché intérieur et de l’industrie ont voté contre son investiture par 82 voix contre 29…
Macron humilié
C’est donc une défaite en rase campagne pour le chef de l’État : impérial en juillet après avoir obtenu les nominations qu’il souhaitait aux plus hautes fonctions de l’Union (présidence du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, de la Commission, de la Banque centrale européenne et ministre des Affaires étrangères), il se retrouve affaibli pour avoir cru que le Parlement européen se plierait à sa volonté. Il n’a pas compris que la fin du condominium conservateurs-socialistes qui dominait la vie parlementaire depuis 1979 - et qu’il souhaitait- a rendu l’Assemblée imprévisible. Il a aussi surestimé son propre poids politique. Une leçon de modestie pour le chef de l’État et un Parlement qui s’affirme comme un acteur majeur de la vie politique européenne.