« Fatigué, vieilli, usé », tel est apparu Jean-Claude Juncker, le 22 octobre à Strasbourg, pour son discours d’adieu au Parlement européen. Marchant péniblement, l’élocution lente, les gestes précautionneux, l’homme qui préside depuis le 1er novembre 2014 et pour quelques semaines encore la Commission européenne, celle « de la dernière chance » comme il le proclamait, affichait infiniment plus que ses 64 ans. Rien à voir avec le Jacques Chirac fringant de 2002 qui, à 69 ans, a démontré à son cadet de 5 ans, Lionel Jospin, qu’il avait eu tort de l’enterrer si vite en lui appliquant ces qualificatifs restés célèbres. Juncker, saisi à plusieurs reprises de sanglots, ce tueur politique ne s’étant jamais départi de son émotivité comme le montre sa propension à claquer la bise à tout le monde, a affirmé devant les eurodéputés qu’il laissait l’Europe dans un bien meilleur état qu’il ne l’avait trouvé. Ce qui reste à démontrer surtout à l’heure du Brexit.
«Un boulot épuisant»
« Fatigué, vieilli, usé », l’ancien Premier ministre l’était déjà en 2013 lorsque les électeurs luxembourgeois (et surtout ses partenaires de coalition) l’ont éjecté d’un pouvoir qu’il détenait sans discontinuer depuis 1995 (ministre depuis 1989, Premier ministre depuis 1995). Fumeur et buveur invétérés, son corps donnait déjà des signes inquiétants d’usure : il ne faisait pas mystère à ses visiteurs et à ses proches qu’il n’avait strictement aucune envie de diriger l’exécutif européen, « un boulot épuisant réservé à plus jeune que moi ». Et ce, en dépit de sa passion, dont personne ne peut douter, pour la construction communautaire. Il savait déjà à l’époque qu’il avait laissé passer sa chance en 2009 en refusant de pousser vers la sortie le médiocre José Manuel Durao Barroso en quête d’un second mandat de président.
Pourtant il s’est laissé convaincre en 2013 par l’Allemand Martin Selmayr, le chef de cabinet de la commissaire luxembourgeoise de l’époque, Viviane Reding, de disputer la tête de la liste PPE (conservateur) au Français Michel Barnier pour les élections européennes de mai 2014. En réalité, il s’est lancé dans la course sur un malentendu : Angela Merkel, la chancelière allemande, l’a, en effet, assuré qu’il était hors de question que le Parlement européen mette son nez dans la désignation du président de la Commission, une prérogative du seul Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement. Elle lui a donc proposé un deal un rien tordu : accepter d’être le « Spitzenkandidat » du PPE, mais avec la garantie, s’il arrivait en tête, d’être nommé président du Conseil européen, un job taillé pour lui : peu fatigant, il restait dans un cénacle qu’il connaissait parfaitement pour y avoir siégé durant 19 ans. La place libre, les chefs auraient pu ensuite nommer le candidat de leur choix face à un Parlement qui n’en aurait pu mais.
A l’insu de son plein gré
Mais tout à dérapé à cause de Selmayr qui n’entendait pas laisser le pouvoir suprême lui échapper : il a convaincu les journaux allemands, et notamment le populaire Bildzeitung, de défendre le système des « Spitzenkanditaten » au nom de la démocratie, un argument auquel aucun dirigeant allemand ne peut résister durablement. C’est ainsi que Juncker s’est retrouvé président de la Commission à l’insu de son plein gré.
Cette genèse explique qu’il ait laissé l’essentiel de la direction de la Commission à Martin Selmayr, son mauvais génie devenu son chef de cabinet. Ne sortant que rarement de son bureau, préférant le téléphone aux voyages, trop fatigants, il s’est petit à petit muré au 13e étage du Berlaymont, le siège de l’exécutif européen. Il faut dire qu’il a été cueilli à froid par les « Luxleaks » dès le lendemain de sa prise de fonction, le 1er novembre. Ce grand Européen s’est retrouvé accusé d’avoir joué contre l’Europe en transformant son pays en paradis fiscal. Rien d’illégal cependant, l’Union n’ayant que peu de compétences en matière fiscale, mais quelle image ! À la suite de ces révélations, il a eu à cœur de démontrer que l’ancien braconnier pouvait être un excellent garde-chasse : c’est sous son mandat que les progrès les plus importants de l’histoire communautaire en matière de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale ont été accomplis, à la fois en mettant définitivement fin au secret bancaire, mais aussi en utilisant les instruments de la politique de concurrence pour contraindre les États membres à cesser leur course au moins-disant fiscal.
Le braconnier devenu garde-chasse
C’est sans doute l’un de ses principaux succès avec le « plan Juncker », qui a permis de mobiliser 500 milliards d’euros en faveur de l’investissement industriel, une interprétation « créative » du Pacte de stabilité, qui a permis à la France de ne pas être sanctionnée, la révision de la directive sur le détachement des travailleurs ou encore la Grèce, qui lui doit (avec la France) de ne pas avoir été éjectée de la zone euro par l’Allemagne.
Mais voilà : ces succès sectoriels ne marqueront pas son règne qui restera entaché par un évènement sans précédent, le Brexit dont il n’a pourtant pas soufflé mot durant son discours. Or Juncker ne s’est absolument pas engagé dans la campagne référendaire de juin 2016, ce qu’il regrette aujourd’hui. Car il n’avait strictement rien à perdre dans cette affaire qui mettait en jeu la pérennité du projet européen. Mais, prisonnier des réflexes précautionneux de ses services, il s’en est tenu à l’habituelle non-intervention quand la situation exigeait une mobilisation totale. De même la crise migratoire a montré que l’homme avait perdu sa vista. Pour soulager la pression migratoire qui pesait sur l’Allemagne, il a défendu une solution allemande comme le lui soufflait Selmayr, une répartition obligatoire des demandeurs d’asile entre les États contre l’avis des pays d’Europe de l’Est qui refusaient d’accueillir le moindre musulman. Avec pour résultat un schisme sans précédent entre les deux parties de l’Europe.
Défense des intérêts allemands
Cette défense des intérêts allemands est d’ailleurs rapidement devenue la marque de son mandat : la Commission a ainsi enterré le dieselgate, alors que cela relevait de sa compétence, allant même jusqu’à assouplir les normes de pollution automobile pour soulager la pression pesant sur l’industrie germanique. De même, il a cédé aux Américains, en juillet 2018, en acceptant de négocier sous la menace de sanctions contre les automobiles teutonnes, un accord de libre-échange avec les États-Unis. Ou encore, il a refusé d’engager des poursuites contre la Hongrie pour violation des valeurs européennes, car Viktor Orban est un allié clef d’Angela Merkel à l’Est, une chance que n’a pas eue la Pologne dont le gouvernement n’appartient pas au PPE, qui, elle, a rapidement subi les foudres de la Commission. En réalité, le seul secteur du jeu où Juncker n’a pas défendu les intérêts allemands est celui qu’il maitrisait parfaitement, sans avoir besoin d’aide : l’union économique et monétaire.
Une santé dégradée
Pour ne rien arranger, sa santé a continué à se dégrader. Toujours trop porté sur la bouteille, il souffrait aussi de calculs rénaux, a dû subir une ablation de la vésicule biliaire en août dernier et devait vivre avec une méchante sciatique… Et dernièrement, les médecins lui ont découvert un anévrisme qui doit être opéré en novembre : en attendant, il a interdiction de prendre l’avion. Cette dégradation spectaculaire de son état explique en grande partie pourquoi il a de plus en plus délégué la gestion de la Commission, y compris son agenda politique, à Selmayr. Mais celui-ci lui a fait franchir la ligne rouge en le convaincant de le nommer illégalement secrétaire général de la Commission en février 2018, une affaire révélée par Libération. Au lieu de le lâcher immédiatement une fois l’affaire devenue publique, il a mis sa démission dans la balance pour le sauver, alors que le Parlement européen et la médiatrice européenne condamnaient un « coup d’État ». Il a alors ainsi reconnu que sans son âme damnée, il ne pourrait continuer à diriger la Commission, un aveu de faiblesse étonnant.
Bien que les eurodéputés aient demandé son départ à deux reprises, c’est finalement sa successeure désignée, Ursula von der Leyen, qui l’obtiendra, en juillet dernier, pressée, il est vrai, par les chefs d’État et de gouvernement qui voulaient se débarrasser d’un personnage de plus en plus encombrant. Commencée avec les Luxleaks, marquée par le Brexit, la Commission Juncker se termine donc dans le népotisme. « J’ai le sentiment de m’être démené », a clamé Juncker devant le Parlement européen : « si tout le monde faisait pareil, cela irait mieux ». On peut en douter ?
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Mon livre, «il faut achever l’euro», paru en janvier chez Calmann-Lévy, a reçu jeudi le prix Camille Gutt qui récompense les livres économiques et financiers. Camille Gutt fut ministre des finances de Belgique et premier directeur général du FMI. Merci à la fondation Gutt (et à son directeur, le baron Michel Vanden Abeele) et à l’ULB pour cette marque d’estime et de confiance qui me touche profondément.
France, deuxième essai. Après le retentissant rejet de la candidature de Sylvie Goulard, Emmanuel Macron a proposé jeudi le nom de Thierry Breton pour représenter la France dans l’équipe de 27 commissaires européens présidée par l’allemande Ursula von der Leyen. A gauche, plusieurs voix ont aussitôt affirmé que ce choix ne serait pas sans risque. Ex-ministre des Finances de Jean-Pierre Raffarin, l’actuel patron du groupe Atos, 64 ans, a derrière lui une longue carrière d’industriel qui serait potentiellement susceptible de le mettre en conflit d’intérêts.
«Vous vous doutez bien que toutes les précautions ont été prises»,assure une source ministérielle. A l’Elysée, on n’imagine pas une seconde que le Parlement européen puisse une nouvelle fois rejeter le candidat de Paris. «Thierry Breton a des compétences solides dans les domaines couverts par son portefeuille», fait valoir la présidence. Après l’élimination de Goulard, Macron avait indiqué que sa priorité était de préserver le périmètre du portefeuille obtenu pour le Commissaire français (politique industrielle, marché intérieur, numérique, défense et espace). Ursula von der Leyen aurait, sur ce point, donné toutes les assurances.
En charge de l’industrie quand il régnait sur Bercy entre 2005 et 2007, Breton a dirigé plusieurs groupes concernés par le numérique ou la défense (Thomson, France Télécom, Atos). Ce qui l’a amené à travailler avec Ursula von der Leyen, alors ministre allemande de la Défense, sur la création d’un Fonds européen de la défense et de la sécurité. Outre une «solide réputation d’homme d’action», l’Elysée fait valoir que son champion est un «Européen convaincu». En guise d’illustration, l’entourage du chef de l’Etat rappelle que Breton a négocié un partenariat stratégique avec l’allemand Siemens dont le groupe Atos a racheté en 2010 l’entité Solutions and Services. C’est d’ailleurs à la banque Rothschild et à son associé gérant, un certain Emmanuel Macron, que sera confié le mandat de vente. Le patron et le jeune banquier se connaissaient déjà : en 2005, le premier, ministre de l’Economie, avait confié au second, jeune inspecteur des finances, une mission sur la trésorerie de l’Etat.
«Créativité».
Un ancien ministre de Chirac pour remplacer Goulard ? Jusque dans la majorité, ce choix en déçoit certains. «Thierry Breton est évidemment fait pour ce poste mais on a sans doute raté l’occasion d’une ouverture à gauche», confie l’eurodéputé Bernard Guetta qui cite, entre autres, l’économiste Jean Pisany-Ferry, coordinateur du programme du candidat Macron en 2017, ou la négociatrice de la COP 21, Laurence Tubiana. Le vivier de la macronie serait-il à ce point tari qu’aucune figure nouvelle - et féminine - ne pouvait être trouvée ? «Parce que vous trouvez que les autres viviers, ceux de LR ou du PS, sont particulièrement riches ?» réplique, amusé, un cadre de LREM. De nombreux responsables de la majorité ont tenu à saluer «l’excellent choix» présidentiel. Même François Bayrou, notoirement hostile à la candidature Goulard, s’est fendu jeudi d’un tweet laudateur : «Un choix remarquable, […] une personnalité qui a une expérience majeure et une grande créativité !» Le nom de Thierry Breton ne tombe pas du ciel. Il avait déjà circulé avec insistance au moment de l’élection de Macron. On le disait alors intéressé par un super ministère de l’Economie et des Finances.
Le Parlement européen peut-il recaler pour la seconde fois le candidat français ? C’est douteux, même si le passé d’homme d’affaires de Breton suscite des réserves sur les bancs socialistes, écologistes et de la gauche radicale. Un nouveau camouflet, sans précédent dans l’histoire communautaire, serait une vraie déclaration de guerre à Macron, alors même qu’il est le dernier chef d’Etat et de gouvernement à défendre une Union plus intégrée. Surtout, le Parlement prendrait le risque de déclencher une crise interinstitutionnelle de grande ampleur à l’heure du Brexit, ce que personne ne souhaite.
Que le président de la République soit un très mauvais DRH, c’est devenu une évidence à Bruxelles après les crashs Nathalie Loiseau et Sylvie Goulard - sans parler de Catherine Pignon qui n’a pas obtenu le poste d’avocate générale auprès de la Cour de justice européenne pour manque de connaissance du droit communautaire… On fait valoir à Paris que le chef de l’Etat était contraint par la taille gigantesque du portefeuille négocié avec Von der Leyen : il y aurait là de quoi occuper sans problème trois commissaires… Trouver l’oiseau rare n’était donc pas aisé et peu d’eurodéputés pourraient prétendre le contraire.
Thierry Breton est d’un niveau autrement plus relevé que la plupart des commissaires déjà adoubés par le Parlement, estime-t-on à Paris. «On ne va pas nous faire croire que le commissaire polonais à l’agriculture, Janusz Wojciechowski, est plus compétent que notre candidat, s’exclame un diplomate français. Qu’on lui laisse sa chance, c’est tout ce qu’on demande.» Les vieilles affaires reprochées à Breton n’ont jamais donné lieu à condamnation et il n’est pas difficile d’évacuer les soupçons de conflits d’intérêts. A Paris, on considère qu’il peut soit confier ses actions et obligations à un trust durant son mandat, soit les vendre comme s’est par exemple engagé à le faire l’Espagnol Josep Borrell, ministre des affaires étrangères désigné de l’UE (un portefeuille estimé à 500 000 euros). «Il va diviser sa rémunération par dix, alors l’accuser de vouloir s’enrichir n’a aucun sens», poursuit ce diplomate.
Emiettement.
Reste que la dynamique du Parlement élu en mai peut échapper à tout contrôle : outre qu’il n’existe aucune discipline de vote à l’intérieur des groupes politiques, 63 % des eurodéputés sont de nouveaux élus qui ont soif de prouver leur indépendance. Surtout, la majorité absolue ne peut être atteinte qu’en réunissant les voix des conservateurs, des socialistes et des centristes de Renew Europe où siègent les députés de LREM, trois groupes auxquels il faut ajouter les écologistes pour se doter d’une marge confortable. Autant dire que la logique institutionnelle qui plaide pour une confirmation de Thierry Breton pourrait ne pas résister à cet émiettement politique justement souhaité par Macron… Et si le candidat français est finalement confirmé, rien ne dit que la Commission Von der Leyen obtiendra in fine la confiance : le 16 juillet, la présidente désignée n’a dépassé la majorité nécessaire de 374 voix que de 9 petites unités.
Photo: Reuters