HMS Prince of Wales, second Queen Elizabeth-class aircraft carrier for the Royal Navy will be formally commissioned on December, 10 2019.
Tag: HMS Prince of WalesLa démocratie britannique est-elle soluble dans le Brexit ? La véritable guerre engagée par Boris Johnson, le Premier ministre conservateur britannique, contre le plus vieux parlement du monde (le parlement d’Angleterre a vu le jour au XIIe siècle) ainsi que la purge sans précédent visant tous ceux qui ne partagent pas ses vues semble montrer que la tentation autoritaire est consubstantielle à l’europhobie. Au fond, toutes les autres tentatives de dénouer les liens avec l’Union européenne ayant échoué devant le Parlement, le seul moyen de la quitter n’est-il pas de mettre entre parenthèses la démocratie ?
La question posée aux citoyens britanniques en juin 2016 avait toute l’apparence de la simplicité, celle qui sied si bien à la démocratie directe : voulez-vous ou non rester dans l’Union ? Si le oui l’avait emporté, le sujet aurait été clos, au moins temporairement : la situation du Royaume n’aurait en rien été modifiée. La réponse négative, en revanche, ne résolvait qu’une toute petite partie du problème : partir, oui, mais comment ? Et cela, les citoyens ne l’ont pas dit puisqu’un référendum impose par nature un choix binaire même lorsque la question est d’une rare complexité.
Or il y a plusieurs façons de le faire : brutalement, en coupant tous les liens (le Royaume-Uni devient un pays totalement tiers comme le Zimbabwe), en restant dans l’union douanière (modèle turc), en négociant une série d’accords bilatéraux dans les domaines intéressant le pays (modèle suisse) ou encore en adhérant au marché unique et à l’union douanière (modèle norvégien). Bref, ce n’est pas deux, mais au moins cinq questions qu’il aurait fallu poser. Mais dans ce cas, aucune majorité absolue ne se serait dégagée et la majorité relative aurait été en faveur du statu quo… Donc le choix binaire s’imposait. Ou alors il aurait fallu organiser une série de référendums : dans ou en dehors de l’UE. Puis, en cas de victoire du Brexit, de nouvelles consultations sur toutes les options. Ce qu’a refusé d’envisager la classe politique britannique au nom du respect de la volonté populaire.
Résultat, faute d’indication claire sur ce que souhaite réellement le peuple britannique, voter pour le Brexit ne signifiant pas forcément une rupture de tous les liens, la Chambre des communes s’est déchirée, aucune majorité pour une solution ne se dégageant. Après trois ans de vaines négociations et de crises politiques qui ont paralysé le pays, les militants du Parti conservateur ont finalement choisi comme président et donc comme Premier ministre BoJo. Un choix qui n’est pas anodin, celui-ci étant favorable à une sortie brutale de l’UE (« no deal ») à défaut d’un accord qui ferait droit à ses revendications qu’il sait inacceptables, et ce, quel qu’en soit le prix pour son pays.
Faute de disposer du soutien unanime de son propre parti, l’ancien journaliste a choisi la manière forte en essayant de s’affranchir des contraintes de la démocratie afin de parvenir à ses fins. En réalité, la suspension du Parlement pour cinq semaines qu’il a décidé début septembre, qualifiée par ses opposants de « coup d’État », est l’équivalent de l’article 16 de la Constitution française qui permet au Président de la République, en cas de crise majeure, de s’emparer de tous les leviers du pouvoir. Il n’a été utilisé qu’une fois, lors du putsch d’Alger, en avril 1961. Mais la Chambre des communes, à sa grande surprise, a résisté et la Cour suprême britannique l’a soutenue. Il l’a immédiatement fait payer aux députés conservateurs qui ont voté contre le « no deal » en les excluant. Une véritable purge qui évoque les heures glorieuses du communisme, même si personne n’a (encore ?) été envoyé dans des goulags dans les Midlands… Dans la tradition britannique, de telles exclusions sont rares : Chamberlain et Churchill qui se sont affrontés sur une question autrement plus grave, la résistance à Hitler, sont restés dans le même parti lorsque le premier a dû céder la direction du pays au second. Nul ne peut dire où ce Brexit sans fin entrainera le Royaume-Uni.
Ce naufrage de la démocratie britannique sur la question européenne est riche d’enseignements. Car il est frappant de constater que partout, dans l’Union, les forces europhobes appartiennent aux extrêmes (droite et gauche), c’est-à-dire aux forces qui revendiquent un gouvernement autoritaire. Que ce soit le Rassemblement national ou la France insoumise (fascinée par le « modèle » vénézuélien), la Ligue italienne, l’AfD allemande, le Vlaams Belang flamand, etc. En Europe centrale, des partis tels le Fidesz hongrois ou le PiS polonais, viscéralement eurosceptiques, ne restent dans l’Union que pour des raisons économiques, le budget européen leur versant chaque année environ 4 % de leur PIB. Mais ils n’en partagent pas les valeurs. Il est frappant de constater que lorsque ces forces anti-européennes acceptent finalement l’Europe et ses valeurs, elles quittent les marges pour rejoindre le centre libéral à l’image de Syriza en Grèce, un parti de gauche radicale proche de LFI au départ qui siège désormais aux côtés des socio-démocrates au Parlement européen. Autrement dit europhobie et rejet de la démocratie parlementaire vont de pair. L’évolution des Tories est, de ce point de vue, révélatrice : ils dérivent vers l’extrême droite, attirés par le trou noir du parti du Brexit de Nigel Farage. La purge en cours vise d’ailleurs tous ses éléments modérés.
Pourtant, les europhobes attaquent l’Union sur son supposé déficit démocratique qui mettrait en péril la démocratie nationale, celle-ci étant menacée par les « technocrates de Bruxelles » décidant à la place du peuple. Ainsi, le célèbre Étienne Chouard a, lors du référendum français de 2005 sur le traité constitutionnel européen (TCE), mené une campagne très efficace sur internet sur ce thème. Cela n’indique-t-il pas un attachement à la démocratie ? En réalité, il ne s’agit que d’un rideau de fumée. D’ailleurs, Chouard a depuis longtemps tombé le masque : ce grand défenseur de la démocratie directe, à l’image de tous les partis autoritaires, la démocratie représentative à l’européenne étant accusée d’être un moyen d’imposer un libéralisme rejeté par les peuples, a rejoint les rives de l’extrême droite révisionniste. Un simple exemple qui démontre que la critique radicale de l’Europe au nom de la démocratie ne fait que dissimuler un rejet de l’Europe et de ses valeurs.
Certes, l’Union est une démocratie imparfaite, si on la compare à celle des États, mais cela tient à sa nature : ce n’est pas une fédération de peuples dotée de la compétence de la compétence (c’est-à-dire de la liberté de choisir ses domaines d’intervention), mais une confédération de pays qui lui délèguent (sous de strictes conditions) une partie de leur souveraineté. Dès lors, sauf dans quelques domaines très précis, comme la politique monétaire, la concurrence ou l’interprétation du droit communautaire, ce sont les États souverains qui contrôlent l’Union qui, par construction, ne peuvent être contrôlés par des peuples étrangers… Imagine-t-on le conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement renversé par le Parlement européen ? Autrement dit, l’Union ne sera jamais aussi démocratique qu’un Etat, sauf à se transformer en fédération, ce que peu de monde souhaite.
Si l’Union est une nébuleuse complexe dans son fonctionnement, elle est très cohérente dans son idéologie : c’est une construction libérale, c’est-à-dire qu’elle promeut les valeurs que sont la liberté politique (la démocratie), économique, sociale et sociétale, en un mot le respect des individus. Entendu en ce sens, le corpus libéral appartient autant à la droite qu’à la gauche : les politiques menées dans ce cadre peuvent-être très différentes. Précisons, les Français ayant souvent une mauvaise compréhension du terme, que le libéralisme économique se distingue du capitalisme : celui-ci est anti-libéral en ce qu’il vise à la domination et à la concentration, alors que le libéralisme cherche à contrôler le marché en instaurant des règles pour éviter que le renard libre ne dévore les poules libres… C’est la fameuse « concurrence libre et non faussée » dont le but est de lutter contre les monopoles ou les ententes entre entreprises. En clair, le marché, c’est la liberté d’entreprendre, le libéralisme, c’est éviter que le plus fort impose sa loi au détriment des plus faibles.
C’est cette liberté que combattent les europhobes, mais pas forcément dans tous ses aspects. Ainsi, le parti conservateur britannique n’est pas opposé à la démocratie, mais au contrôle par l’État (ou l’Union) du marché : il refuse les règles (économiques ou sociales) qui empêchent la concentration et la domination des plus forts. L’extrême-droite et l’extrême-gauche combattent non seulement le libéralisme économique (la première par refus des règles, comme le parti conservateur, la seconde pour remplacer le capital par l’Etat), mais aussi le libéralisme politique qui les empêcherait d’appliquer leur programme. Enfin, l’extrême droite refuse le libéralisme sociétal, car elle veut imposer des normes de comportement (refus du mariage gay ou de la PMA, par exemple) et estime que les droits de l’homme doivent céder le pas à l’intérêt de l’État. Bref, l’Europe est rejetée parce qu’elle incarne un libéralisme, au sens anglo-saxon du terme, honni.
S’opposer à l’Europe, c’est donc s’opposer au libéralisme, c’est-à-dire à la liberté. Rien d’étonnant à ce que les souverainistes aient dérivé soit vers l’extrême-droite, tel Nicolas Dupont-Aignan, soit vers l’extrême-gauche, tel Jean-Luc Mélenchon. Si rien n’oppose ontologiquement le souverainisme à la démocratie, force est de constater qu’aujourd’hui tous les souverainistes sont devenus a-démocratiques.
Une évolution qui n’avait rien d’inéluctable. En réalité, c’est le monde occidental qui est tenté par l’autoritarisme. La démocratie et le libéralisme, 70 ans après la défaite des totalitarismes fascistes et 30 ans après l’effondrement du totalitarisme soviétique, n’ont plus rien d’évident. La démocratie est devenue un régime parmi d’autres, une frange de plus en plus importante ne la jugeant plus comme le pire à l’exception de tous les autres… Il y a une fatigue démocratique de Rio à Washington, de Londres à Rome en passant par Bruxelles et Berlin. Partout des forces autoritaires qui remettent en cause toutes les institutions héritées de la Seconde Guerre mondiale, prennent le pouvoir ou s’en approchent dangereusement. On assiste à un effondrement de la société politique telle qu’on la connaissait au XXe siècle : l’individu est érigé en absolu. De ce point de vue, le mouvement des gilets jaunes est parfaitement représentatif de ce nouveau monde : simple addition d’individus, il a refusé toute représentation, toute articulation d’un corpus revendicatif, tout loyalisme à l’égard de qui que ce soit. Si on élargit ainsi la focale, l’Europe n’est donc en réalité qu’une victime collatérale d’un mal plus profond, celui du rejet de la démocratie et de tous les corps politiques qui font obstacle à l’individu. De ce point de vue, les souverainistes se trompent : l’europhobie n’a rien à voir avec le nationalisme, celui-ci impliquant une loyauté à la nation et à l’Etat qui disparait sous nos yeux.
N.B.: article paru dans l’Hémicycle du mois d’octobre