Il aura fallu six semaines, depuis l’apparition officielle du coronavirus en Europe, le 24 janvier, pour que l’Union se mobilise enfin. Ce mardi, à l’initiative de la France, les vingt-sept chefs d’Etat et de gouvernement se sont retrouvés de 17 heures à 19h45 par visioconférence afin de coordonner la lutte contre l’épidémie. «Nous voulons une approche commune», a martelé Charles Michel, le président du Conseil européen, à l’issue de la réunion. De fait, «les mesures nationales désordonnées et divergentes ont créé de l’incertitude, de l’inquiétude et de l’angoisse dans les opinions publiques», soulignait un proche du chef de l’Etat français juste avant le début de ce sommet virtuel.
L’Union a d’abord chargé la Commission, jusque-là particulièrement apathique, de centraliser les informations aujourd’hui encore lacunaires : nombre de cas, guérisons, décès, mesures prophylactiques adoptées, état des stocks d’équipements (masques et respirateurs), moyens de production, besoins. Le minimum pour apporter une réponse coordonnée et assurer une solidarité entre les Vingt-Sept.
Ensuite, l’exécutif européen «va lutter contre les pénuries», comme l’a annoncé Charles Michel. Toutes les entraves «non nécessaires» à la libre circulation des produits de protection devront être levées (l’Allemagne et la France sont visées). De même, il va coordonner le lancement d’appels d’offres publics pour pallier les ruptures d’approvisionnement, car les moyens de production ne sont pas les mêmes dans tous les Etats membres. Ce mardi matin, Thierry Breton, le commissaire chargé du marché unique, s’est d’ailleurs déjà entretenu avec les fabricants d’équipements de protection. La recherche va aussi être mieux coordonnée et 140 millions d’euros vont être alloués aux laboratoires pour accélérer la mise au point d’un vaccin européen, un «geste de souveraineté européen», selon l’Elysée.
Les Etats membres sont aussi tombés d’accord pour lâcher la bride budgétaire, ce qui marque une rupture depuis la crise de la zone euro de 2010-2015 qui a vu la règle de l’équilibre des comptes publics devenir le mantra européen, notamment en Allemagne. «Il s’agit d’envoyer un geste de disponibilité afin de ne pas faire comme par le passé, trop peu, trop tard», décrypte un proche d’Emmanuel Macron. La Commission a annoncé de son côté qu’elle allait demander au Parlement européen le déblocage de 7,5 milliards d’euros afin d’alimenter un «fonds d’investissement» destiné à la recherche et aux entreprises qui, par le jeu de l’effet de levier, permettra de lever 25 milliards d’euros. Enfin, l’exécutif européen a accepté d’assouplir la réglementation des aides d’Etat pour que les gouvernements puissent aider plus facilement leurs entreprises mises en difficulté par la crise du Covid-19.
Juste avant le Conseil européen, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, a annoncé que son administration allait assouplir les réglementations européennes qui compliquent la tâche des entreprises, en particulier des compagnies aériennes. Ainsi, actuellement, beaucoup d’avions volent à vide (on les appelle les «vols fantômes») afin de ne pas perdre leurs créneaux aéroportuaires, ce qui est un non-sens économique et environnemental. Car, selon le droit européen, une compagnie qui n’utilise pas un «slot» le perd au profit de ses concurrents.
Le prochain Conseil européen des 26 et 27 mars adoptera des mesures complémentaires si nécessaire.
N.B.: article paru dans Libération du 11 mars
Pascal Durand, député européen LREM (après avoir été élu écologiste), critique durement l’absence de la Commission européenne dans la gestion de la crise du Covid-19.
Jusqu’à présent, c’est le chacun pour soi qui l’a emporté dans la gestion de la crise du coronavirus…
Effectivement, l’Union n’arrive pas à gérer les crises lorsqu’elles se présentent, qu’elles soient sanitaires, humanitaires ou économiques. L’épidémie de coronavirus en a, hélas, fait une nouvelle fois la démonstration : improvisation totale, absence de coordination, refus de toute solidarité à l’égard des pays atteints, c’est un festival d’égoïsmes nationaux au sein d’une Europe censée être unie. Toutes les institutions communautaires ont gravement failli, la Commission en particulier. Elle est totalement absente de cette crise alors qu’elle est censée incarner le leadership communautaire, celui qui propose, celui qui entraîne les Etats derrière lui.
Qu’aurait dû faire la Commission ?
Ursula von der Leyen, sa présidente, aurait dû immédiatement proposer une stratégie commune afin de lancer une dynamique politique européenne. Par exemple, une mise en commun d’une partie des moyens médicaux afin d’aider les régions les plus touchées, la définition de mesures de prophylaxie pour éviter que chaque pays adopte des solutions différentes, une gestion harmonisée des frontières extérieures et intérieures afin d’éviter une paralysie progressive de Schengen et de la libre circulation, une réflexion sur le trafic aérien, une mise en commun des moyens de recherche pour développer un vaccin européen… Or, la Commission s’est montrée incapable d’articuler la moindre proposition. Elle n’a même pas demandé la convocation d’un Conseil européen afin d’impliquer les chefs d’Etat et de gouvernement. C’est la France qui en a pris l’initiative, ce qui semble démontrer que seule l’Europe intergouvernementale fonctionne. Cette faillite de la Commission explique pourquoi le chacun pour soi l’a emporté, les Etats ayant à cœur la protection de leur population. Qui peut leur donner tort ?
Mais Ursula von der Leyen avait-elle un autre choix ? Car les Etats ont ramené depuis longtemps la Commission au rang d’un simple secrétariat à leur service…
Depuis le départ de Jacques Delors de la présidence de la Commission, fin 1994, les gouvernements ont pris soin de ne nommer que le plus petit dénominateur commun. Et à condition qu’il soit germano-compatible ! Ainsi, ils avaient la certitude que ces présidents faibles ne pèseraient pas politiquement et qu’ils n’auraient pas la capacité de défendre un intérêt général européen qui ne soit pas la somme des intérêts nationaux. On a encore vu le résultat de cette stratégie lors de la négociation du budget européen 2021-2027. Alors que les Etats membres sont en train de réduire la capacité de l’Union à agir au risque de compromettre le pacte vert proposé par Ursula von der Leyen, celle-ci a regardé sans réagir ce détricotage de toute ambition européenne. Ce que l’on paye là, ce sont les conditions politiques dans lesquelles elle a été désignée, c’est-à-dire après un marchandage entre gouvernements.
En clair, l’Union est condamnée à l’impuissance ?
L’Europe ne dispose pas de la souveraineté, c’est-à-dire de la capacité à agir. Elle ne l’a pas en matière sanitaire, bien sûr, mais pas non plus en matière de défense, de diplomatie, de budget, etc. On est en train de donner raison à ceux qui veulent détruire l’Europe parce qu’elle n’est qu’un marché intérieur sans âme. Comme le disait justement Jacques Delors, «on ne tombe pas amoureux d’un marché unique».
N.B.: interview paru dans Libération du 11 mars
Alors que le coronavirus, qui a atteint le vieux continent le 24 janvier, se joue des distances et des frontières, l’Union est restée spectatrice de cette spectaculaire crise sanitaire. C’est le chacun pour soi qui l’a jusque-là emporté. L’Italie, l’épicentre européen de l’épidémie, a été abandonnée à elle-même, l’Allemagne et la France allant jusqu’à interdire l’exportation de matériel médical de protection au mépris de toute solidarité, les États, à l’image des institutions communautaires elles-mêmes, ont décidé (ou pas) dans le désordre de mesures visant à freiner la propagation du virus, ce qui a contribué à accroitre la panique des opinions publiques, les populistes font pression pour obtenir la fermeture des frontières nationales... « Le coronavirus a montré tout à la fois une absence de réflexe européen des États et une absence de réaction de l’Union », reconnait un proche du Président de la République française.
Emmanuel Macron souhaite donc que ce chaos prenne fin au plus vite. Il a donc obtenu, lundi, la convocation d’un conseil européen extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement consacré au COVID-19 : les Vingt-sept ne se retrouveront pas en chair et en os, mais discuteront mardi par téléconférence, à la fois en raison de la brièveté des délais, mais aussi pour éviter tous déplacements inutiles. « Il s’agit d’envoyer un signal politique que l’Europe est déterminée à agir uni », explique-t-on à l’Élysée : « on ne peut pas ne pas avoir de leadership européen sur un sujet comme celui-là ».
Le problème est que l’Union est largement dépourvue de moyens d’action, la santé n’étant, pour l’essentiel, qu’une « compétence d’appui » des États. En clair, elle ne peut agir que si les capitales le lui demandent, ce qu’ils n’ont pas fait jusque-là, et seulement pour les aider. Même en cas d’épidémie transfrontalière, elle ne peut absolument pas décider seule de mesures de protection : le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) n’a ni les pouvoirs, ni les moyens du CDC américain. C’est ce qui explique que la Commission soit restée aussi discrète depuis le début de la crise.
« Mais on ne peut réduire la question du COVID-19 à un problème juridique, c’est surtout une question politique », grince-t-on dans l’entourage du chef de l’État français : « personne n’en aurait voulu à Ursula von der Leyen, la présidente de l’exécutif européen, si elle avait proposé il y a une semaine un plan d’action ». L’Union étant aux abonnés absents, les États ont réagi en ordre dispersé pour protéger leurs citoyens. Or le coût de la non-coordination est élevé, puisqu’il pousse les pays à la surenchère. Et « plus ils réagissent dans leur coin, plus la coordination devient difficile », souligne un diplomate européen.
Cette crise a fait prendre conscience aux Vingt-sept que, 70 ans après le début de la construction communautaire, il n’y avait aucune possibilité de pilotage européen et bien sûr aucun stock commun de médicaments ou d’équipements de protection… De même, il a fallu cette crise pour qu’ils se rappellent à quel point ils étaient dépendants des pays tiers. Ainsi, 80% des principes actifs des médicaments vendus en Europe et 40% des médicaments finis proviennent de Chine (pour les deux tiers) et d’Inde (pour un tiers). Ces deux pays produisent même 60% du paracétamol mondial, 90% de la pénicilline, 50% de l’ibuprofène… Et 60% de la production mondiale de vaccins (90% pour le vaccin rougeole) est concentré en Inde. Cette mondialisation de la production s’est même accélérée depuis l’épisode du SRAS en 2003 alors qu’il aurait fallu en tirer les leçons.
La France espère donc que ses partenaires, lors du sommet, accepteront de coordonner leurs mesures de protection, mettront le paquet pour financer la recherche d’un vaccin qualifié de « test de souveraineté européenne » et ouvriront les cordons de la bourse pour aider les régions les plus touchées. Elle souhaite aussi que la « question industrielle » soit traitée : « il faut, pour les prochaines crises, développer les industries européennes afin de ne plus dépendre de la Chine ou de l’Inde », explique-t-on à l’Élysée. « Il ne s’agit pas de lancer un gosplan soviétique, mais on doit être capable de gérer au niveau européen la démondialisation qui s’annonce ».
La crise du COVID-19, après la crise des migrants et le Brexit, va-t-elle réveiller les Européens qui semblent avoir abandonné toute ambition collective comme l’a montré leur échec sur le budget communautaire 2021-2027 ? « Ça peut-être une opportunité de relancer la machine. Les peuples veulent plus d’Europe, car ils voient bien que les réponses nationales sont insuffisantes », conclut-on à l’Elysée.
N.B.: article paru le 10 mars dans Libération