Le ministre allemand des Finances, Olaf Scholz, et la présidente de la BCE, Christine Lagarde, à Bruxelles le 17 février
L’Union européenne a appris ses gammes. En 2007-2008, lors de la crise financière, puis en 2011-2012, lors de la crise de la zone euro, elle avait agi trop peu, trop tard en privilégiant le national sur l’européen. Aujourd’hui, elle a frappé vite et fort, tant sur le plan monétaire, avec l’intervention massive de la Banque centrale européenne (BCE), que budgétaire, avec la suspension du pacte de stabilité, pour amortir le choc de la mise à l’arrêt des économies européennes pour cause de coronavirus (lire pages 2 à 5). Mais beaucoup d’Etats, dont la France, estiment que cette réaction sans précédent à une crise sans précédent reste insuffisante. Pour eux, il faut dès maintenant préparer l’après, qui se jouera non seulement sur le plan économique mais surtout politique, les populistes étant en embuscade. Les Vingt-Sept, réunis jeudi 27 mars par visioconférence, pour la troisième fois en trois semaines, ont donc lancé les travaux de sortie de la pandémie.
«Bonne crise»
«On a été surpris par la brutalité de la crise au départ, c’est vrai,reconnaît-on à l’Elysée, mais on peut se préparer dès maintenant à la sortie de la pandémie.» Pour Emmanuel Macron, c’est l’occasion d’aller enfin plus loin dans l’intégration communautaire, notamment en mutualisant les coûts induits par la lutte contre le coronavirus et la longue reconstruction économique qui s’annonce. Avec tous les guillemets possibles, on estime à Paris qu’il «ne faut pas gâcher une bonne crise» en revenant au statu quo ante. Le problème, comme d’habitude, est que les Etats membres sont divisés.
Pour l’Allemagne, l’Autriche, la Finlande ou encore les Pays-Bas, l’Union a déjà été aux limites de son action et ils estiment avoir beaucoup fait en acceptant que l’orthodoxie budgétaire soit mise entre parenthèses et en souscrivant sans trop rechigner aux mesures de la BCE. Mais pour eux, tout cela reste temporaire. «Une fois la crise terminée - nous espérons que ce sera le cas dans quelques mois -, nous reviendrons à la politique d’austérité et, dès que possible, à la politique de l’équilibre budgétaire», a ainsi clamé mardi Peter Altmaier, le ministre allemand de l’Economie, chrétien-démocrate proche de la chancelière Angela Merkel.
D’autres, en particulier les pays du sud de l’Europe particulièrement frappés par cette crise, ne sont absolument pas de cet avis. Dans une lettre adressée mercredi à Charles Michel, le président du Conseil européen, neuf chefs d’Etat et de gouvernement (France, Belgique, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Portugal, Slovénie et Espagne), soutenus par le Parlement européen, estiment que «nous devons prendre des décisions extraordinaires pour limiter les dommages économiques» causés par «les mesures extraordinaires que nous prenons pour contenir le virus».
Outre l’arsenal déjà déployé, ils proposent de créer «un instrument de dette commun émis par une institution européenne pour lever des fonds sur le marché, sur la même base et au bénéfice de tous les Etats membres, assurant ainsi un financement stable à long terme des mesures requises pour faire face aux dégâts causés par cette pandémie». En clair, ces pays veulent briser le tabou nordique des eurobonds - ou emprunts européens - afin de mutualiser les pertes dues à la crise.
«Il ne s’agit pas pour l’instant de dire tel montant sous telle forme[c’est-à-dire via le Mécanisme européen de stabilité ou via le budget communautaire, ndlr], explique-t-on dans l’entourage d’Emmanuel Macron, car cela tuerait le débat» ; «Mais il faut l’assumer.» L’idée est d’envoyer aux marchés le signal que l’Union est solidaire et qu’elle aidera tous ses Etats à se financer à bon compte, quel que soit le montant de leur dette publique.
Imprévisible
Cette fois-ci, personne ne peut dire que la crise est due à tel Etat en particulier qui aurait mal tenu ses comptes. Tout le monde est touché en même temps par un choc extérieur imprévisible. «Si on commence à dire que l’Italie n’avait qu’à faire davantage d’efforts dans le passé pour avoir davantage de marge de manœuvre pour refuser toute solidarité, le coût politique sera énorme», poursuit-on à l’Elysée.
De fait, si la solidarité européenne ne va pas au-delà de la gestion du choc initial, les populistes empocheront la mise : «Si l’Italie se retrouve dans un marasme économique total sous le regard indifférent de l’Europe, on aura de nouveau Salvini au pouvoir. Il ne faut pas oublier que la gestion de la crise migratoire de 2015 a donné l’impression aux Italiens qu’ils étaient seuls et ça a donné le Mouvement Cinq Etoiles et la Ligue au gouvernement. Cette fois, ça sera pire», prévient un proche du chef de l’Etat français. En clair, si rien n’est fait, le coût économique se doublera d’un coût politique faramineux qui pourrait emporter l’Union…
La clé est allemande, comme toujours : si Berlin dit à nouveau non, les eurobonds resteront à jamais le monstre du Loch Ness du marais européen. Mais on se veut optimiste à Paris : «La chancelière a conscience du risque italien», qui représente aussi un danger pour l’Allemagne si le marché intérieur et l’euro se délitent. Le problème est qu’elle est affaiblie, en fin de mandat, et que la CDU, son parti, n’est pas encline à se montrer solidaire de ses voisins.
On espère au moins qu’elle acceptera que le débat se poursuive. Un projet de conclusion, qui non encore validé à l’heure où nous écrivons ces lignes, prévoit de «faire tout ce qui sera nécessaire dans un esprit de solidarité», y compris, «le cas échéant», de «nouvelles actions». Bref, la porte vers des eurobonds reste ouverte.
Photo: F. Lenoir. Reuters
Les couteaux sont tirés. Une large majorité d’Etats européens ne supportent plus l’égoïsme et la morgue du «club des radins» (Allemagne, Autriche, Finlande et Pays-Bas). «Leur comportement de châtelain européen s’adressant à leurs sujets est insupportable», grince-t-on à Paris. Le demi-échec du sommet des chefs d’Etat et de gouvernement, jeudi soir, Berlin et ses alliés s’étant opposés à la création d’un «instrument de dette commun», a fait sauter le couvercle des rancœurs accumulées.
Vendredi matin, Antonio Costa, le Premier ministre portugais, s’en est violemment pris à l’attitude «répugnante» du ministre des Finances néerlandais, Wopke Hoekstra, qui a demandé à la Commission d’enquêter sur les raisons de l’absence de marge de manœuvre budgétaire de certains pays pour faire face à la crise du coronavirus : «C’est d’une inconscience absolue et cette mesquinerie récurrente mine totalement ce qui fait l’esprit de l’Union et représente une menace pour son avenir», a-t-il lancé.
«Répugnant et hypocrite»
La ministre des Affaires étrangères espagnole, Arancha González, a de son côté comparé sur Twitter l’attitude des «radins» à celle de l’équipage du Titanic réservant les canots de sauvetage aux premières classes : «Nous sommes ensemble dans ce bateau européen qui a heurté un iceberg inattendu. Nous partageons tous le même risque et nous n’avons pas le temps de discuter de prétendus billets de 1ère et 2e classe […]. L’histoire nous tiendra pour responsables de ce que nous faisons MAINTENANT.» Luigi Di Maio, le chef de la diplomatie italienne, a écrit sur sa page Facebook : «Nous attendons de la part de nos partenaires européens de la loyauté, nous attendons que l’Europe fasse sa part, parce que les belles paroles, on ne sait pas quoi en faire.»
Cette colère officiellement exprimée est partagée, mezza voce, par la France et une bonne partie des Etats membres. «Les Néerlandais sont ceux qui gueulent le plus fort contre toute solidarité, comme on l’a vu lors de la discussion sur le budget européen 2021-2027 ou [jeudi] sur les «coronabonds», mais l’Allemagne est pire que les Pays-Bas : elle est non seulement répugnante mais hypocrite puisqu’elle se cache derrière eux», tacle un diplomate européen. Ambiance.
«Je déconseille à qui que ce soit d’en reparler»
Le sommet de jeudi soir a buté sur «l’instrument de dette commun»proposé par neuf pays à l’initiative de la France : Belgique, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Portugal, Slovénie et Espagne, auxquels se sont ralliés en cours de discussion Chypre et la Slovaquie, soit 11 pays de la zone euro sur 19 (les Baltes et Malte restant silencieux). L’idée est que ces emprunts soient «émis par une institution européenne pour lever des fonds sur le marché»afin d’assurer «un financement à long terme stable des mesures requises pour faire face aux dégâts causés par cette pandémie».
Pas question d’entrer dans une telle discussion pour le «club des radins». Dès lundi, Peter Altmaier, le ministre allemand de l’Economie, un chrétien-démocrate proche de la chancelière Angela Merkel, a prévenu sur un ton martial qu’il «déconseillait à qui que ce soit de reparler» de la création d’eurobonds ou d’emprunts européens. «Ces Etats ne supportent pas que les pays du Sud qu’ils estiment avoir sauvés durant la crise de la zone euro réclament encore quelque chose», explique un diplomate de haut rang.
Angela Merkel a juste proposé que la piste du Mécanisme européen de stabilité (MES) soit explorée par les ministres des Finances : doté d’une capacité d’emprunt de 700 milliards d’euros, il pourrait mettre à la disposition des pays qui en ont besoin (mais après un vote du Bundestag…) une ligne de crédit de précaution sans aucune conditionnalité s’ils avaient des difficultés d’accès aux marchés. Mais c’est répondre à côté, puisque la Banque centrale européenne garantit déjà qu’aucun Etat de la zone euro n’aura de difficultés à se financer et que de telles lignes de crédit n’équivalent pas à une mutualisation des dépenses liées à la pandémie…
60 % du PIB de la zone euro favorable aux «coronabonds»
L’Italien Giuseppe Conte a immédiatement fait part de son mécontentement : «Je veux une réponse forte et adéquate, aurait-il lancé. Il s’agit ici de réagir avec des instruments financiers innovants et réellement adéquats à une guerre que nous devons mener ensemble pour la gagner le plus rapidement possible.» Antonio Costa et l’Espagnol Pedro Sánchez sont aussi fermement montés au front, tout comme Emmanuel Macron, qui a fait valoir qu’il ne s’agissait pas seulement de sauver Schengen en maintenant les frontières intérieures ouvertes comme lors du sommet du 17 mars, mais le projet européen. Le Grec Kyriákos Mitsotákis a par ailleurs fait remarquer que les «coronabonds» étaient soutenus par des pays représentant 60% du PIB de la zone euro.
Finalement, une formule consensuelle a été trouvée pour sauver la face : le MES sera bien sollicité mais «notre riposte sera renforcée, en tant que de besoin, par d’autres actions arrêtées de manières inclusive, à la lumière de l’évolution de la situation, en vue de mettre en place une riposte globale». Reste qu’à l’issue du sommet, Merkel a répété son opposition aux eurobonds… D’où la salve tirée vendredi par le Portugal, l’Espagne et l’Italie. L’Union européenne est décidément bien malade.