«L’avenir de la zone euro et de l’Union européenne se joue dans la réponse que nous apporterons à la crise du coronavirus», a averti solennellement Bruno Le Maire, le ministre des Finances, lors d’un point de presse mardi (par téléphone). Plus précisément dans la capacité des Vingt-Sept à être financièrement solidaires des pays les plus touchés par la pandémie, qui sont souvent aussi les plus faibles budgétairement, afin de les aider à affronter la crise sociale cataclysmique qui s’annonce. Si les Vingt-Sept ont réussi à répondre rapidement, une fois n’est pas coutume, à l’urgence en mobilisant plus de 500 milliards d’euros d’argent nouveau (via la Commission, le Mécanisme européen de stabilité et la Banque européenne d’investissement), une somme à laquelle il faut ajouter les plus de 1 000 milliards d’euros mis sur la table par la Banque centrale européenne, il reste à trouver de l’argent pour reconstruire des économies ruinées par le confinement. La discussion entre les chefs d’Etat et de gouvernement, qui se retrouvent pour leur quatrième sommet par téléconférence depuis le 10 mars, ce jeudi à 15 heures, va donner une première indication du rapport de force et des zones de compromis possibles sur la création, proposée par la France soutenue par une majorité de pays, d’un «fonds de reconstruction», doté de 1 000 à 1 500 milliards d’euros, soit entre 10 % et 15 % du PIB de la zone euro.
«Les désaccords sont trop grands»
Car personne ne s’attend à ce que ce sommet soit conclusif : «Les désaccords sont encore trop grands, le débat va continuer d’autant que nous n’avons pas une vision claire des effets du choc économique», explique-t-on à l’Elysée. Giuseppe Conte, le chef du gouvernement italien, est sur la même longueur d’onde : «Je n’accepterai pas de compromis au rabais : soit nous gagnons tous, soit nous perdons tous», a-t-il martelé ce mercredi. Tous les regards sont en réalité tournés vers le gouvernement allemand dont le peu d’appétence, c’est une litote, pour tout ce qui ressemble à une mutualisation des dépenses et des dettes, n’est plus à démontrer. S’il accepte la création d’un fonds de reconstruction alimenté par une dette commune, ses alliés autrichiens, néerlandais, finlandais, danois, suédois et baltes auront le plus grand mal à rester en marge.
Si la France, soutenue notamment par l’Italie, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande ou encore la Slovénie, veut mutualiser les dépenses à venir, c’est dans l’intérêt bien compris de tous. Car, comme on le souligne à Bercy, «derrière ces questions économiques, il y a des enjeux politiques». En effet, si les pays du sud de la zone euro sont abandonnés à eux-mêmes, ils risquent de décrocher : ils n’ont aucune marge de manœuvre budgétaire et, vu les sommes fabuleuses à emprunter, les taux d’intérêt risquent de grimper rapidement au fur et à mesure de l’explosion des dettes publiques. Certes, la BCE est là pour limiter la flambée des taux, mais son action ne pourra pas empêcher une profonde dégradation des comptes publics. Surtout, cela posera la question de son rôle qui est d’assurer la stabilité des prix et non pas de financer les Etats, ce qui risque d’aboutir à des affrontements internes à l’institut d’émission de plus en plus violents.
Décrochage nord-sud
Autrement dit, le décrochage économique entre le Nord et le Sud (la France se situant à mi-chemin) qui a débuté en 2007-2008 avec la crise financière, va s’accentuer. Une situation intolérable pour les pays du Sud, ceux du Nord réalisant une large part de leurs excédents grâce à la sous-évaluation de l’euro qui leur profite à plein. Or, depuis 2010, ils ne réinvestissent pas leurs excédents de capitaux dans la zone euro, ce qui la déstabilise chaque jour davantage… En clair, le Nord s’enrichit grâce au marché unique et à l’euro, mais n’en fait pas profiter ses partenaires.
L’accentuation de ce déséquilibre et la crise économique et sociale qui ira avec seront une bénédiction pour les populistes, qui pourront à juste titre faire valoir que l’Europe, qui les prive de toutes armes contre la concurrence de plus en plus déloyale du Nord, nuit aux intérêts nationaux des pays du sud. Combien de temps l’Union pourra-t-elle tenir à ce rythme ? Comme on le rappelle à Bruxelles, si la crise des migrants, qui n’a touché que marginalement l’Italie, a amené Matteo Salvini au pouvoir, qu’en sera-t-il demain ?
«La mutualisation de la dette est acquise»
Or, si la zone euro et l’Union s’effondrent, les pays du nord en souffriront aussi : l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark ou les Pays-Bas doivent uniquement leur richesse à l’existence d’un marché unique. Sans parler des conséquences géopolitiques : Berlin ne sera plus entouré d’alliés, mais de pays qui ne seront pas prêts à lui pardonner son égoïsme. Ce n’est pas un hasard si Giuseppe Conte lui rappelle lourdement qu’elle doit sa puissance actuelle à son intégration à la construction communautaire en 1950 et à la restructuration de sa dette de guerre en 1953. Enfin, c’est la place de l’Europe dans le monde qui se joue, notamment face à une Chine qui estime que son modèle a montré sa supériorité et entend bien modeler le futur à son image. Bref, tout le monde joue gros dans cette affaire et chacun sait qu’il manie un baril de nitroglycérine : «C’est pour cela que les lignes bougent très vite en Allemagne, au Danemark et dans d’autres pays», souligne-t-on à Bercy, et qu’il faut «laisser le débat mûrir». Pour Paris, «l’idée de mutualiser la dette est désormais quasiment acquise, ce qui était inimaginable il y a un mois».
Dans un premier temps, et afin d’y voir plus clair sur les besoins de financement, la Commission va être chargée de cartographier, secteur par secteur, pays par pays, les effets de la crise et les besoins. C’est seulement ensuite que la discussion pourra réellement s’engager. Plusieurs hypothèses sont sur la table : soit le fonds de reconstruction à la française, soit le budget communautaire, soit une combinaison des deux. Le fonds, d’une durée de cinq ans, serait géré par la Commission qui lèvera de la dette garantie par l’Union à des taux particulièrement attractifs. Les sommes récoltées serviraient à soutenir les secteurs les plus impactés par l’arrêt de l’économie, à financer la relance et les investissements du futur (5G, intelligence artificielle, etc.). Le remboursement de cette dette émise à vingt ans serait fait par les Etats non pas en fonction de ce qu’ils ont reçu, mais de leur part dans le PIB communautaire.
Un emprunt à quelques-uns ?
L’Espagne propose, elle, des obligations perpétuelles dont les intérêts seraient payés par le budget européen alimenté par de nouvelles ressources (taxe carbone aux frontières, taxe sur les émissions de CO2, taxe sur les géants du numérique). La Commission est, elle aussi, favorable à l’utilisation du budget européen pour la période 2021-2027 : l’idée serait, d’une part, de l’augmenter (jusqu’à 3 % du PIB communautaire contre 1,114 % dans la proposition actuelle) grâce à de nouvelles ressources propres ne dépendant pas du bon vouloir des Etats, afin qu’il serve de garantie pour lever des emprunts sur le marché. Ce qui reviendrait de fait à mutualiser la dette. Paris n’est pas opposé à un tel compromis, même s’il juge le budget moins souple que son fonds de reconstruction.
Reste que rien n’est gagné. En cas de blocage allemand, Paris n’exclut pas de lancer une émission limitée aux seuls pays intéressés. «Si le mouvement est lancé, l’opinion publique allemande fera pression pour y participer comme le montrent les sondages, parie-t-on à Paris. Berlin ne pourra pas assumer son égoïsme.»
Pour la première fois depuis sa prise de fonction le 1er décembre dernier, Ursula von der Leyen s’est exprimée à la télévision française, jeudi soir. A l’issue de l’interview, le présentateur de France 2, Julian Bugier, a chaudement remercié la présidente allemande de la Commission pour sa «rare prise de parole». Une ironie bien involontaire, car si elle est effectivement très avare de ses propos dans les médias européens, elle est omniprésente dans les journaux, les radios et les télévisions allemandes. Comme si elle n’avait pas réalisé qu’elle n’était plus la ministre de la Défense d’Angela Merkel.
Excuses
Or, depuis la crise du coronavirus, la parole européenne est plus que jamais nécessaire, surtout après les ratés du début. Si les Etats européens ont réagi en ordre dispersé pour défendre leur population face à cette pandémie, la Commission, elle, est carrément passée à côté de son sujet. Elle a longtemps nié la réalité de la crise sanitaire, montrant notamment une superbe indifférence à l’égard d’une Italie submergée, un raté qu’Ursula von der Leyen a finalement reconnu en présentant ses excuses au peuple italien, le 2 avril, dans une lettre publiée par la Repubblica.
Excuses réitérées le jeudi 16 avril devant le Parlement européen : «Il est vrai […] que trop peu ont réagi à temps lorsque l’Italie avait besoin d’aide au tout début. Et oui, pour ces raisons, il est juste que l’Europe dans son ensemble présente ses excuses les plus sincères.» Alors qu’elle aurait pu mobiliser le mécanisme de protection civile européen ou envoyer une aide d’urgence dès la mi-février, Ursula von der Leyen a tergiversé durant six semaines, comme l’ont démontré nos confrères du site Bruxelles 2, sans être capable de livrer une quelconque explication.
Omniprésente dans les médias allemands
En réalité, il en existe une : la présidente de la Commission continue à agir comme une Allemande et non comme une Européenne. Or Berlin ne croyait pas à l’expansion de l’épidémie. Ainsi, le 24 janvier, l’Allemagne s’est opposé à la demande de la présidence croate de l’Union de convoquer une réunion d’urgence des ministres de la Santé des Vingt-Sept sur le coronavirus. Von der Leyen a même engueulé, fin février, ses commissaires qui ont voulu mettre le sujet à l’ordre du jour des réunions ministérielles ou ont commencé à s’exprimer dans leurs médias nationaux. Preuve de cet aveuglement : lors de la conférence de presse qu’elle a donnée pour ses 100 jours, le 6 mars, elle n’a même pas prononcé le mot de coronavirus… Il a fallu que les chefs d’Etat et de gouvernement se réunissent le 10 mars pour qu’elle réalise être passée complètement à côté de son sujet.
Gaffes
Mais loin d’en tirer les conséquences en termes de communication, elle a continué à ne s’exprimer quasi exclusivement que dans les médias germaniques, tout en multipliant les gaffes : sans en discuter avec ses commissaires, elle a ainsi qualifié, le 28 mars dans une interview à l’agence DPA, les «coronabonds» de «slogan», ou encore proposé, le 12 avril dans le quotidien populaire Bild-Zeitung, de confiner les vieux jusqu’à la fin de l’année… Des propos qui peuvent passer en Allemagne, mais pas en Europe où les sensibilités sont différentes.
Autant d’éléments qui montrent qu’elle n’a toujours pas pris la mesure de son rôle. Et qu’il y a urgence à y remédier. Ses commissaires commencent d’ailleurs à se révolter contre son équipe de communication bien trop germanique, car ils paieront tous le prix de cette inexistence politique.
Photo John Thys. AFP