La Cour constitutionnelle allemande (Bundesverfassungsgericht) de Karlsruhe, c’est le rigide Fernand Naudin des « tontons flingueurs » qui colle un « bourre pif » dans la tronche de Raoul Volfoni « en pleine paix ». Mardi, les juges allemands ont, en effet, rendu un arrêt d’une brutalité inouïe qui remet en cause tant le droit de la Banque centrale européenne (BCE) de racheter de la dette publique des Etats que le principe de primauté du droit européen sur le droit national. Autant dire qu’ils ont pris le risque « d’éparpiller par petits bouts façon puzzle » l’euro et l’Union européenne, au moment même où elle est fragilisée par une récession sans précédent en temps de paix.
La Cour de Karlsruhe, notamment saisie par des membres de l’Alterniv für Deustschland (AfD, extrême-droite) et des économistes de droite, s’est prononcée, mardi 5 mai, sur le programme PSPP, l’assouplissement quantitatif européen (ou « quantitative easing » en anglais, QE) lancé en mars 2015 par l’institution d’émission de Francfort face aux risques déflationnistes qui menaçaient alors la zone euro. Lors de sa suspension, en décembre 2018, la BCE détenait dans ses coffres 2600 milliards d’euros d’obligations. Ce programme a été réactivé en novembre dernier, l’inflation restant toujours à un niveau très inférieur à son objectif de politique monétaire de 2 %. Depuis le début de la crise du coronavirus, un nouveau programme de rachats de dettes d’État (PEPP, programme d’urgence contre la pandémie) a été lancé à hauteur de 750 milliards d’euros afin de soutenir les pays les plus touchés.
Faucons
Il faut bien voir que toutes les interventions de la BCE depuis 2010, date du début de la crise de la zone euro, ont été vertement critiquées par les monétaristes allemands qui dominent la scène économique et politique outre Rhin depuis 1949. A chaque fois que l’institution d’émission s’est éloignée de l’héritage de la Bundesbank, l’opposition a été violente : en dix ans, deux membres allemands du directoire de la BCE et un président de la Buba ont démissionné et le patron de la banque centrale allemande a voté contre toutes les interventions de la BCE sur le marché de la dette publique… Pourquoi ? Parce que pour les monétaristes allemands, cela revient à financer, même indirectement, les Etats et donc à interférer dans la politique budgétaire : si un gouvernement est certain qu’il obtiendra de bas taux d’intérêt grâce à l’action de la BCE, il ne mènera pas une politique budgétaire saine puisqu’il sera certain de toujours pouvoir se financer. Et, comble de l’horreur, cela alimentera l’inflation, alors que l’objectif de la Banque centrale est de maintenir la stabilité des prix.
Karlsruhe, saisi de la légalité du PSPP, a demandé son avis à la Cour de justice européenne (CJE). Rien de plus normal, puisque c’est le juge suprême de la bonne application du droit communautaire, celui qui assure que son interprétation est bien la même dans l’ensemble des États membres. Cette demande est d’autant plus impérative que la politique monétaire est l’une des rares compétences exclusives de l’Union. Le 11 décembre 2018, les juges du Luxembourg ont jugé sans surprise que le PSPP était conforme au droit de l’Union et n’enfreignait pas l’interdiction du financement monétaire des États prévu par l’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’UE. La CJE, consciente que ce n’est pas à des juristes de juger de l’adéquation d’une politique monétaire, s’est contentée d’un contrôle extrêmement léger, celui de l’erreur manifeste d’appréciation, c’est-à-dire d’une erreur particulièrement grossière qu’aurait pu commettre la BCE.
Méprisant
Normalement, Karlsruhe aurait dû prendre acte de l’arrêt de la CJE. Ce qu’elle a refusé de faire sur un ton méprisant, jugeant sa décision « incompréhensible » ! Elle estime donc qu’il lui revient de contrôler elle-même la légalité au regard du droit européen et de son droit national des décisions de la BCE. Il faut bien mesurer la gravité de cette décision : les autres Cours suprêmes de l’Union reconnaissant la supériorité de la CJE, cela signifie que les juges allemands, qui ont toujours détesté l’Europe, s’érigent en Cour suprême de l’Union, ce qui est politiquement et juridiquement inacceptable par les autres États membres. En réalité, c’est toute l’architecture européenne qui est menacée : si les tribunaux nationaux s’alignent sur Karlsruhe et décident à chaque fois si les décisions de la CJE leur conviennent ou pas, il n’y aura plus aucune unité d’interprétation du droit européen et cela signera la fin de la construction communautaire. C’est pour cela que la Commission a immédiatement rappelé le principe de primauté du droit européen et le caractère contraignant des arrêts de la CJE.
Bien entendu, Karlsruhe ne s’attaque pas directement à la BCE. Elle exige que le gouvernement allemand lui demande, dans les 3 mois, des explications pour qu’elle démontre qu’elle n’a pas confondu politique monétaire et politique économique et budgétaire, une distinction qui n’a pourtant guère de sens, et qu’elle a bien mesuré les effets de ses décisions. Karlsruhe soupçonne la BCE, et c’est proprement hallucinant, d’avoir « inconditionnellement » cherché à maintenir la stabilité des prix « en ignorant ses effets sur la politique économique », « l’épargne privée (ayant) subie des pertes considérables ». Autrement dit, la question n’est plus l’inflation, pourtant une obsession allemande qui est inscrite dans les traités européens, mais la ruine des épargnants…
Piège de loyauté
Si Karlsruhe n’est pas convaincue par les explications de la BCE, alors elle menace de donner l’ordre à la Bundesbank de ne plus acheter, pour le compte de la BCE, des obligations publiques allemandes (25 % des achats) et elle devra se séparer de celles qu’elle détient. Certes, les autres banques centrales nationales pourront se substituer à elle, mais la crédibilité de l’action de la BCE sera minée. Surtout, les Allemands resteront comptables du bilan de la BCE tant que l’euro existera.
La BCE, mais aussi la Bundesbank, sont dans un piège de loyauté redoutable : si la BCE répond, elle reconnait la légitimité de Karlsruhe et met fin à la suprématie de la CJE, son juge naturel. Si la Bundesbank se plie à la décision de Karlsruhe, elle viole ses obligations européennes. Bref, une poignée de juges allemands pourraient bien avoir réussi là où tous les europhobes ont jusque-là échoué : par juridisme rigide et incompétence économique, avoir eu la peau de l’euro et de l’Union.
Voici une traduction du résumé en anglais publié par la Cour constitutionnelle allemande sur son site:
Dans son jugement prononcé aujourd’hui, le deuxième Sénat de la Cour constitutionnelle fédérale a fait droit à plusieurs plaintes constitutionnelles dirigées contre le Programme d’achat du secteur public (PSPP) de la Banque centrale européenne (BCE). La Cour a estimé que le gouvernement fédéral et le Bundestag allemand avaient violé les droits des plaignants en vertu de l’article 2 de la Constitution européenne. 38, paragraphe 1, première phrase, en liaison avec l’art. 20(1) et (2), et de l’art. 79, paragraphe 3, de la Loi fondamentale (Grundgesetz - GG) en ne prenant pas de mesures pour contester le fait que la BCE, dans ses décisions relatives à l’adoption et à la mise en œuvre du PSPP, n’a ni évalué ni justifié que les mesures prévues dans ces décisions satisfont au principe de proportionnalité. Dans son arrêt du 11 décembre 2018, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a adopté une position différente en réponse à la demande de décision préjudicielle de la Cour constitutionnelle fédérale ; toutefois, cela ne mérite pas une conclusion différente dans la présente procédure. L’examen entrepris par la CJUE pour déterminer si les décisions de la BCE sur le PSPP satisfont au principe de proportionnalité n’est pas compréhensible ; dans cette mesure, l’arrêt a donc été rendu ultra vires. En ce qui concerne la contestation des plaignants selon laquelle le PSPP contourne effectivement l’art. 123 TFUE, la Cour constitutionnelle fédérale n’a pas conclu à une violation de l’interdiction du financement monétaire des budgets des États membres. La décision publiée aujourd’hui ne concerne aucune mesure d’assistance financière prise par l’Union européenne ou la BCE dans le cadre de la crise actuelle du coronavirus.
I. A la lumière de l’Art. 119 et de l’art. 127 et suivants TFUE ainsi que de l’art. 17 et suivants du TFUE. des statuts du SEBC, la décision du Conseil des gouverneurs de la BCE du 4 mars 2015 (UE) 2015/774 et les décisions ultérieures (UE) 2015/2101, (UE) 2015/2464, (UE) 2016/702 et (UE) 2017/100 doivent être qualifiées d’actes ultra vires, malgré l’arrêt contraire de la CJUE.
1. Alors que la Cour constitutionnelle fédérale doit examiner les recours ultra vires fondés concernant les actes des institutions, organes et organismes de l’Union européenne, les traités confèrent à la CJUE le mandat d’interpréter et d’appliquer les traités et d’assurer l’uniformité et la cohérence du droit de l’UE (cf. art. 19(1), alinéa 2 TUE, art. 267 TFUE). Selon la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale, il est impératif que les mandats juridictionnels respectifs soient exercés de manière coordonnée (Décisions de la Cour constitutionnelle fédérale, Entscheidungen des Bundesverfassungsgericht - BVerfGE 126, 286 <302 et suivants ; 134, 366 <382 et suivants, par. 22 et suivants). > ; 142, 123 <198 et suiv. par. 143 et suiv. ; Cour constitutionnelle fédérale, arrêt du deuxième Sénat du 30 juillet 2019 - 2 BvR 1685/14, 2 BvR 2631/14 -, par. 140 et suivants). Si un État membre pouvait facilement invoquer l’autorité pour décider, par l’intermédiaire de ses propres tribunaux, de la validité des actes de l’UE, cela pourrait porter atteinte à la priorité d’application accordée au droit de l’UE et compromettre son application uniforme. Pourtant, si les États membres s’abstenaient complètement de procéder à tout type de contrôle ultra vires, ils accorderaient aux organes de l’UE une compétence exclusive sur les traités même dans les cas où l’UE adopte une interprétation juridique qui équivaudrait essentiellement à une modification du traité ou à un élargissement de ses compétences. Bien que les cas où les institutions de l’UE dépassent leurs compétences soient exceptionnellement possibles, il faut s’attendre à ce que ces cas restent rares en raison des garanties institutionnelles et procédurales inscrites dans le droit de l’UE. Néanmoins, lorsqu’ils se produisent, la perspective constitutionnelle pourrait ne pas correspondre parfaitement à la perspective du droit de l’UE étant donné que, même en vertu du traité de Lisbonne, les États membres restent les «maîtres des traités» et que l’UE n’a pas évolué vers un État fédéral (cf. BVerfGE 123, 267 <370 et 371>). En principe, certaines tensions sont donc inhérentes à la conception de l’Union européenne ; elles doivent être résolues de manière coopérative, conformément à l’esprit de l’intégration européenne, et atténuées par le respect et la compréhension mutuels. Cela reflète la nature de l’Union européenne, qui est fondée sur la coopération à plusieurs niveaux d’États souverains, de constitutions, d’administrations et de tribunaux (Staaten-, Verfassungs-, Verwaltungs- und Rechtsprechungsverbund) (BVerfGE 140, 317 <338 par. 44).
L’interprétation et l’application du droit communautaire, y compris la détermination des normes méthodologiques applicables, incombent principalement à la CJUE, qui, dans l’art. 19, paragraphe 1, deuxième phrase, du TUE, est appelée à veiller au respect du droit lors de l’interprétation et de l’application des traités. Les normes méthodologiques reconnues par la CJUE pour le développement judiciaire du droit se fondent sur les traditions juridiques (constitutionnelles) communes aux États membres (cf. également l’article 19, paragraphe 1, deuxième phrase, du TUE). 6, paragraphe 3, TUE, art. 340(2) TFUE), qui se reflètent notamment dans la jurisprudence des cours constitutionnelles et suprêmes des États membres et de la Cour européenne des droits de l’homme. L’application de ces méthodes et principes par la CJUE ne peut et ne doit pas nécessairement correspondre entièrement à la pratique des tribunaux nationaux ; cependant, la CJUE ne peut pas non plus simplement ignorer cette pratique. Les particularités du droit communautaire donnent lieu à des différences considérables en ce qui concerne l’importance et le poids accordés aux différents moyens d’interprétation. Toutefois, le mandat conféré par l’art. 19, paragraphe 1, deuxième phrase, du TUE est dépassé lorsque les méthodes d’interprétation européennes traditionnelles ou, plus largement, les principes juridiques généraux communs aux droits des États membres sont manifestement méconnus. Dans ce contexte, il n’appartient pas à la Cour constitutionnelle fédérale de remplacer l’interprétation de la CJUE par la sienne lorsqu’elle est confrontée à des questions d’interprétation du droit communautaire, même si l’application d’une méthodologie acceptée, dans les limites établies du débat juridique, permettrait de prendre en compte des points de vue différents (BVerfGE 126, 286 <307>). Au contraire, tant que la CJUE applique des principes méthodologiques reconnus et que la décision qu’elle rend n’est pas arbitraire d’un point de vue objectif, la Cour constitutionnelle fédérale doit respecter la décision de la CJUE même lorsqu’elle adopte un point de vue contre lequel des arguments de poids pourraient être présentés.
2. Dans son arrêt du 11 décembre 2018, la CJUE a estimé que la décision du Conseil des gouverneurs de la BCE sur le PSPP et ses modifications ultérieures relevaient toujours des compétences de la BCE. Ce point de vue ne tient manifestement pas compte de l’importance et de la portée du principe de proportionnalité (article 5, paragraphe 1, deuxième phrase, et article 5, paragraphe 1, troisième phrase). 5(4) TUE) - qui s’applique à la répartition des compétences entre l’Union européenne et les États membres - et est tout simplement intenable d’un point de vue méthodologique, étant donné qu’il ignore complètement les effets réels du programme sur la politique économique.
L’approche de la CJUE, qui consiste à ne pas tenir compte des effets réels du PSPP dans son évaluation de la proportionnalité du programme et à s’abstenir de procéder à une évaluation et à une appréciation globales à cet égard, ne répond pas aux exigences d’un examen compréhensible visant à déterminer si le Système européen de banques centrales (SEBC) et la BCE respectent les limites de leur mandat de politique monétaire. Appliqué de cette manière, le principe de proportionnalité (article 5, paragraphe 1, deuxième phrase, et article 5, paragraphe 1, deuxième phrase, de la directive sur les services financiers) s’applique. 5, paragraphe 4, du traité UE) ne peut pas remplir sa fonction corrective aux fins de la sauvegarde des compétences des États membres, ce qui rend inopérant le principe d’attribution (article 5, paragraphe 1, première phrase, et article 5, paragraphe 4, du traité UE). 5, PARAGRAPHE 2, DU TUE).
En outre, en ignorant complètement tous les effets de politique économique découlant du programme, l’arrêt du 11 décembre 2018 contredit l’approche méthodologique adoptée par la CJUE dans pratiquement tous les autres domaines du droit de l’UE. Il ne donne pas effet à la fonction du principe d’attribution en tant que déterminant essentiel de la répartition des compétences, ni aux conséquences méthodologiques que cela entraîne pour le contrôle du respect de ce principe.
3. Par conséquent, l’interprétation du principe de proportionnalité entreprise par la CJUE, et la détermination du mandat du SEBC qui en découle, dépassent le mandat judiciaire conféré à la CJUE dans l’art. 19, paragraphe 1, deuxième phrase, du traité UE. Avec la retenue qu’elle s’impose, la CJUE limite son contrôle juridictionnel à la question de savoir s’il y a une erreur d’appréciation «manifeste» de la part de la BCE, si le PPFP va «manifestement» au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre son objectif, et si ses inconvénients sont «manifestement» disproportionnés par rapport aux objectifs poursuivis. Cette norme d’examen n’est nullement de nature à restreindre le champ des compétences conférées à la BCE, qui sont limitées à la politique monétaire. Au contraire, elle permet à la BCE d’étendre progressivement ses compétences de sa propre autorité ; à tout le moins, elle exempte largement ou complètement de tout contrôle juridictionnel les actions de la BCE. Cependant, pour sauvegarder le principe de la démocratie et maintenir les bases juridiques de l’Union européenne, il est impératif de respecter la répartition des compétences.
II. À la lumière des considérations susmentionnées, la Cour constitutionnelle fédérale n’est pas liée par la décision de la CJUE mais doit procéder à son propre examen pour déterminer si les décisions de l’Eurosystème relatives à l’adoption et à la mise en œuvre du PSPP restent dans les limites des compétences qui lui sont conférées en vertu du droit primaire de l’UE. Ces décisions ne tenant pas suffisamment compte de la proportionnalité, elles constituent un dépassement des compétences de la BCE.
Un programme d’achat d’obligations d’État, tel que le PSPP, qui a des effets importants sur la politique économique, exige que l’objectif de politique monétaire et les effets de politique économique du programme soient identifiés, pondérés et équilibrés les uns par rapport aux autres. En poursuivant inconditionnellement l’objectif de politique monétaire du PSPP - atteindre des taux d’inflation inférieurs à, mais proches de 2 % - tout en ignorant ses effets sur la politique économique, la BCE fait manifestement fi du principe de proportionnalité.
Dans les décisions en question, la BCE ne parvient pas à réaliser l’équilibre nécessaire entre l’objectif de politique monétaire et les effets de politique économique découlant du programme. Par conséquent, les décisions en question violent l’article 2, paragraphe 2, du règlement (CE) no 1073/1999. 5, paragraphe 1, deuxième phrase, et de l’art. 5, paragraphe 4, du traité UE et, par conséquent, dépassent le mandat de politique monétaire de la BCE.
Les décisions en question affirment simplement que l’objectif d’inflation de niveaux inférieurs à, mais proches de 2 %, visé par la BCE n’a pas encore été atteint et que des moyens moins intrusifs ne sont pas disponibles. Elles ne contiennent ni un pronostic quant aux effets du PSPP sur la politique économique ni une évaluation de la proportionnalité de ces effets par rapport aux avantages escomptés dans le domaine de la politique monétaire. Il n’est pas possible de déterminer si le conseil des gouverneurs de la BCE a effectivement examiné et équilibré les effets inhérents et les conséquences directes du PSPP, car ces effets résultent invariablement du volume du programme, qui s’élève à plus de deux mille milliards d’euros, et de sa durée, qui dépasse maintenant trois ans. Étant donné que les effets négatifs du PSPP augmentent au fur et à mesure que son volume augmente et qu’il se prolonge, une durée de programme plus longue donne lieu à des exigences plus strictes quant à la nécessaire mise en balance des intérêts.
Le PSPP améliore les conditions de refinancement des États membres car il leur permet d’obtenir des financements sur les marchés des capitaux à des conditions nettement meilleures que ce ne serait le cas autrement ; il a donc un impact significatif sur les conditions de politique fiscale dans lesquelles les États membres opèrent. En particulier, le PSPP pourrait avoir les mêmes effets que les instruments d’assistance financière prévus à l’article 2, paragraphe 1, de la directive. 12 et suivants. du traité sur la gestion des finances publiques. Le volume et la durée du PSPP peuvent rendre les effets du programme disproportionnés, même lorsque ces effets sont initialement conformes au droit primaire. Le PSPP affecte également le secteur bancaire commercial en transférant de grandes quantités d’obligations d’État à haut risque dans les bilans de l’Eurosystème, ce qui améliore sensiblement la situation économique des banques concernées et augmente leur notation de crédit. Les effets de politique économique du PSPP comprennent en outre son impact économique et social sur pratiquement tous les citoyens, qui sont au moins indirectement touchés, entre autres en tant qu’actionnaires, locataires, propriétaires de biens immobiliers, épargnants ou détenteurs de polices d’assurance. Par exemple, l’épargne privée subit des pertes considérables. En outre, comme le PSPP fait baisser les taux d’intérêt généraux, il permet à des entreprises non viables économiquement de rester sur le marché. Enfin, plus le programme se prolonge et plus son volume total augmente, plus le risque est grand que l’Eurosystème devienne dépendant de la politique des États membres, car il ne peut plus simplement mettre fin au programme et le défaire sans mettre en péril la stabilité de l’union monétaire.
Il aurait incombé à la BCE de peser ces effets et d’autres effets considérables de politique économique et de les mettre en balance, sur la base de considérations de proportionnalité, avec les contributions positives attendues pour atteindre l’objectif de politique monétaire que la BCE elle-même a fixé. Il n’est pas possible de vérifier si un tel équilibre a été réalisé, ni lors du lancement du programme ni à aucun moment de sa mise en œuvre. À moins que la BCE ne fournisse des documents démontrant qu’un tel équilibrage a eu lieu, et sous quelle forme, il n’est pas possible d’effectuer un contrôle judiciaire efficace pour savoir si la BCE est restée dans le cadre de son mandat.
III. La Cour constitutionnelle fédérale ne peut actuellement pas déterminer avec certitude si le gouvernement fédéral et le Bundestag ont effectivement violé leur responsabilité à l’égard de l’intégration européenne (Integrationsverantwortung) en ne plaidant pas activement en faveur de la suppression du PSPP. Cette détermination dépend de l’évaluation de la proportionnalité par le Conseil des gouverneurs de la BCE, qui doit être étayée par des raisons compréhensibles. En l’absence d’une telle évaluation, il n’est pas possible de prendre une décision concluante quant à la compatibilité du PSPP, en substance, avec l’art. 127(1) TFUE.
IV. Dans la mesure où la CJUE conclut, dans son arrêt du 11 décembre 2018, que le PSPP ne viole pas l’art. 123(1) TFUE, la manière dont elle applique les «garanties» développées dans son arrêt Gauweiler soulève des préoccupations considérables car elle ne soumet pas ces «garanties» à un examen plus approfondi et ne les soumet pas non plus à des contre-indications. Néanmoins, la Cour constitutionnelle fédérale accepte les conclusions de la CJUE comme étant contraignantes à cet égard, étant donné la possibilité réelle que la BCE ait respecté les «garanties» énoncées par la CJUE, ce qui signifie que, pour l’instant, une violation manifeste de l’article 123, paragraphe 1, du TFUE n’a pas été constatée. 123, paragraphe 1, du TFUE n’est pas vérifiable.
L’approche adoptée par la CJUE peut rendre certaines de ces «garanties» largement inefficaces dans la pratique ; c’est le cas, par exemple, de l’interdiction des annonces préalables, de la période d’interdiction, de la détention d’obligations jusqu’à l’échéance et de l’obligation de décider d’une stratégie de sortie. Néanmoins, la question de savoir si un programme tel que le PSPP contourne manifestement l’interdiction de l’art. 123(1) TFUE ne dépend pas d’un seul critère ; elle exige plutôt une évaluation et une appréciation globales des circonstances pertinentes. En fin de compte, un contournement manifeste de l’interdiction de financement monétaire n’est pas vérifiable, notamment parce que :
- le volume des achats est limité dès le départ ;
- seules des informations agrégées sur les achats effectués par l’Eurosystème sont publiées ;
- la limite d’achat de 33 % par numéro international d’identification des titres (ISIN) est respectée ;
- les achats sont effectués conformément à la clé de répartition du capital de la BCE ;
- les obligations des autorités publiques ne peuvent être achetées que si l’émetteur dispose d’une évaluation minimale de la qualité du crédit qui lui donne accès aux marchés obligataires ; et
- les achats doivent être limités ou interrompus, et les titres achetés vendus sur les marchés, si la poursuite de l’intervention sur les marchés n’est plus nécessaire pour atteindre l’objectif d’inflation.
V. Il n’est pas possible de déterminer si le PSPP viole l’identité constitutionnelle de la Loi fondamentale en général ou la responsabilité budgétaire globale du Bundestag allemand en particulier. Compte tenu du volume des achats d’obligations dans le cadre du PSPP, qui s’élève à plus de deux mille milliards d’euros, un régime de partage des risques entre la BCE et les banques centrales nationales, du moins s’il était soumis à des modifications (rétroactives), affecterait les limites fixées par la responsabilité budgétaire globale du Bundestag allemand, telle que reconnue par la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale, et serait incompatible avec l’article 2 de la Loi fondamentale. 79(3) GG. Toutefois, le PSPP ne prévoit pas un tel régime de partage des risques - qui serait également inadmissible en vertu du droit primaire - en ce qui concerne les obligations des États membres achetées par les banques centrales nationales.
VI. En raison de leur responsabilité à l’égard de l’intégration européenne (Integrationsverantwortung), le gouvernement fédéral et le Bundestag allemand ont le devoir de prendre des mesures actives contre le PSPP dans sa forme actuelle.
1. En cas de dépassement manifeste et structurellement significatif des compétences des institutions, organes et organismes de l’Union européenne, les organes constitutionnels doivent, dans le cadre de leurs compétences et des moyens dont ils disposent, prendre activement des mesures visant à assurer l’adhésion au programme d’intégration européenne (Integrationsprogramm) et le respect de ses limites, oeuvrer à l’annulation des actes non couverts par le programme d’intégration et - tant que ces actes continuent à produire leurs effets - prendre des mesures appropriées pour limiter autant que possible l’impact interne de ces actes.
2. Concrètement, cela signifie que le gouvernement fédéral et le Bundestag sont tenus, en vertu de leur responsabilité à l’égard de l’intégration européenne (Integrationsverantwortung), de prendre des mesures visant à ce que la BCE procède à une évaluation de la proportionnalité. Cela s’applique en conséquence aux réinvestissements dans le cadre du PSPP qui ont débuté le 1er janvier 2019 et au redémarrage du programme à partir du 1er novembre 2019. À cet égard, le gouvernement fédéral et le Bundestag ont également le devoir de continuer à surveiller les décisions de l’Eurosystème concernant les achats d’obligations d’État dans le cadre du PSPP et d’utiliser les moyens à leur disposition pour garantir que le SEBC reste dans les limites de son mandat.
Les organes constitutionnels, les autorités administratives et les tribunaux allemands ne peuvent participer ni à l’élaboration ni à la mise en œuvre, à l’exécution ou à l’opérationnalisation des lois ultra vires. Après une période transitoire de trois mois au maximum permettant la coordination nécessaire avec l’Eurosystème, la Bundesbank ne peut donc plus participer à la mise en œuvre et à l’exécution des décisions de la BCE en question, à moins que le conseil des gouverneurs de la BCE n’adopte une nouvelle décision démontrant de manière compréhensible et motivée que les objectifs de politique monétaire poursuivis par le PSPP ne sont pas disproportionnés par rapport aux effets de politique économique et budgétaire résultant du programme. À la même condition, la Bundesbank doit veiller à ce que les obligations déjà achetées et détenues dans son portefeuille soient vendues sur la base d’une stratégie - éventuellement à long terme - coordonnée avec l’Eurosystème.
Les journalistes se pressent au Quai d’Orsay, en ce 9 mai 1950, pour assister à une conférence de presse de Robert Schuman. La routine, pensent-ils, puisqu’on est à la veille de la conférence de Londres au cours de laquelle les Alliés occidentaux doivent à nouveau discuter de l’avenir d’une Allemagne vaincue qui a recouvré sa personnalité juridique et une souveraineté limitée l’année précédente. Et là, ils tombent de leur chaise lorsque le ministre des Affaires étrangères, dans une déclaration lue d’une voix monocorde, annonce l’inimaginable, la réconciliation entre la France et l’Allemagne dans le cadre d’une Europe unie afin d’écarter à tout jamais le risque d’une troisième guerre mondiale.
«Cinq ans presque jour pour jour après la capitulation sans condition de l’Allemagne, la France accomplit le premier acte décisif de la construction européenne et y associe l’Allemagne» ; «l’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre», rappelle-t-il. Elle se fera très concrètement dans un premier temps autour du charbon (le «pain» de l’industrie) et de l’acier, deux ressources indispensables pour fabriquer des armes dont la gestion sera confiée à une autorité supranationale. Le ministre démocrate-chrétien (RMP) livre ensuite la méthode de la construction communautaire qu’il envisage, celle du pas à pas : «L’Europe ne se fera pas d’un coup ni dans une construction d’ensemble. Elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait.»
Secret
C’est seulement le matin même, lors du Conseil des ministres, que le gouvernement présidé par le très atlantiste Georges Bidault (il fut un partisan acharné d’un démembrement de l’Allemagne) a été mis au courant des détails du projet concocté dans le plus grand secret par Robert Schuman et le commissaire au Plan, Jean Monnet. La discussion est agitée, Bidault et plusieurs ministres manifestement leurs réticences à tout abandon de la souveraineté française. Mais grâce aux plaidoyers du ministre de la Justice, René Mayer, et de son collègue de la Défense, René Pleven, deux fervents européens, le Conseil des ministres donne finalement son accord.
Muni de ce blanc-seing, Schuman se précipite au Quai pour rendre public son projet, sans passer par la voie diplomatique. Il a cependant pris garde d’avertir le matin même le nouveau chancelier allemand, Konrad Adenauer, sans qui rien ne sera possible. L’homme, qui veut que son pays retrouve le plus vite possible sa place dans le concert des nations, accepte immédiatement le projet.
Schuman, fin politique, sait qu’il va coaliser contre lui les souverainistes, les gaullistes du RPF, les communistes, les atlantistes, les industriels, les maîtres des forges, etc. Il faut donc passer par-dessus leurs têtes et s’adresser directement aux opinions publiques. Pour éviter toute fuite qui aurait permis aux oppositions de s’organiser, il a imposé le secret sur son plan, n’impliquant ni les diplomates du Quai, qui lui en gardèrent une dent, ni aucun des ministères techniques.
Intuition
C’est en avril 1950 que Jean Monnet a présenté un projet de communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) à un Schuman, alors à la recherche d’une solution durable à la question allemande. On peut la résumer ainsi : comment mettre l’Allemagne hors d’état de nuire, alors que les Etats-Unis poussent à son réarmement pour faire face à l’URSS, d’une façon acceptable par elle ? L’Europe est la réponse évidente que lui fournit Monnet : une organisation où Bonn serait traité à égalité avec Paris et où les sacrifices de souveraineté seraient partagés. L’intuition était la même de l’autre côté du Rhin : Adenauer propose ainsi en mars 1950 la création d’une union franco-allemande…
Le projet Monnet n’est au départ qu’un plan d’experts qui aurait pu terminer dans un tiroir, mais il tombe au bon moment. Mais il est tellement explosif, cinq ans après la fin d’un conflit qui a vu l’humiliation de la France par l’Allemagne, qu’il ne pourra s’imposer que contre les partis et les forces économiques, d’où le «blitzkrieg» mené par Schuman. Tout va ensuite très vite : dès juin les négociations débutent entre six pays européens (Allemagne, France, Italie, Benelux) et le traité créant la CECA est signé le 18 avril 1951, traité ratifié en France le 13 décembre 1951 malgré l’opposition des communistes et des gaullistes. Depuis soixante-dix ans, rien n’a arrêté le train européen.