«Irène Tolleret, une élue LREM, s’est exprimée en anglais lors d’une réunion de commission qui était pourtant interprétée. On n’a rien compris à ce qu’elle disait et on n’a pas pu traduire», se désole une interprète du Parlement européen. Une partie des nouveaux eurodéputés macronistes a d’ailleurs vite acquis une mauvaise réputation au sein de l’Assemblée, celle de vouloir à tout prix parler – ou plutôt massacrer – la langue de Shakespeare au grand désespoir des interprètes traducteurs.
Il suffit de regarder les comptes Twitter de certains de ces députés pour voir bios et messages en anglais – Pascal Canfin, le président de la commission environnement, décrochant haut la main le pompon de cette anglophonie de soumission –, comme si leurs électeurs étaient anglophones… Or, si même les Français se plient désormais au globish (pour «global English»), la version abâtardie de l’anglais, qui va encore défendre le multilinguisme, l’une des pierres angulaires de la construction communautaire, s’inquiètent les interprètes ?
Il faut dire que la pression est forte. «Lors d’une réunion sans interprétation, je me suis exprimée en français», raconte Chrysoula Zacharopoulou, une Grecque élue sur la liste En marche. «Dacian Ciolos, le président du groupe Renew Europe [où siègent les élus En marche, ndlr], m’a alors intimé de parler en anglais, ce que j’ai refusé. C’est incroyable. Je parle anglais, mais il n’y a aucune raison que je ne puisse pas parler français.» Emmanuel Maurel, ex-PS passé à LFI, raconte que l’administration du Parlement traduit de moins en moins les textes législatifs, imposant aux députés de travailler bon gré mal gré en anglais : «Or, c’est très compliqué si on n’est pas parfaitement bilingue. Les subtilités nous échappent et on vote à l’aveuglette.» Une dérive inquiétante, car elle revient à imposer de facto aux élus européens une nouvelle condition à leur élection, celle d’être parfaitement anglophone, alors même qu’aucune décision démocratique n’a été prise par une instance représentative. N’est-ce pas une négation du multilinguisme pourtant consacré par les traités européens ?
Cette dérive vers le tout-anglais concerne l’ensemble des institutions. Ainsi, 85% des textes émanant de la Commission, l’instance qui détient le monopole de l’initiative législative, sont en anglais, moins de 3% en français, 2% en allemand. A la fin du XXe siècle, 40% des textes étaient encore en français. Au Conseil européen, le secrétaire général, le Danois Jeppe Tranholm-Mikkelsen, a donné instruction de n’envoyer au nouveau président, le Belge francophone Charles Michel, que des notes en anglais. En salle de presse, où il y a officiellement deux langues de travail, le français et l’anglais, 90% des textes sont uniquement en anglais. Et ne parlons même pas de la Banque centrale européenne ou des agences de l’Union qui ne se donnent même plus la peine de publier dans une autre langue que l’anglais.
Lassés, des fonctionnaires européens de toutes nationalités ont envoyé, début octobre, à Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, une pétition réclamant le droit «d’utiliser le français sans nous cacher et sans nous excuser», «le monolinguisme anglais nous [bridant] dans nos moyens d’expression». A l’heure du Brexit, seront-ils entendus ?