Jeudi midi, les députés européens réunis à Strasbourg attendent patiemment que le président du Parlement, le socialiste David Sassoli, prenne place pour pouvoir reprendre le cours de la séance plénière. Mais la tribune reste vide. Finalement, avec une trentaine de minutes de retard, l’Italien, un peu plus livide que d’habitude, apparait enfin en tenant entre les mains un texte qu’il lit immédiatement. Rien d’extraordinaire : il s’agit d’un compte rendu factuel de l’arrêt rendu deux heures plus tôt par la Cour de justice européenne de Luxembourg disant pour droit que l’Espagne ne peut pas exiger des élus européens qu’ils prêtent d’abord serment de fidélité à la Constitution espagnole pour être reconnu députés, mais qu’ils le sont dès la proclamation des résultats de l’élection (Libération du 20 décembre). Il termine son discours en enjoignant à l’État espagnol de « se conformer » à l’arrêt, ce qui est bien la moindre des choses.
Pourtant, en coulisse, l’Espagne a tout fait pour empêcher Sassoli de rendre compte de cet arrêt, car il s’agit d’un cauchemar : trois indépendantistes catalans honnis, dont Carles Puigdemont, ancien président de la Généralité réfugié en Belgique, vont devenir députés européens et surtout jouir de l’immunité parlementaire qui les rendra intouchables. Pis : la condamnation d’Oriol Junqueras à 13 ans de prison pour « sédition » est illégale puisque prononcée après son élection… L’Espagne veut donc gagner du temps pour se retourner. Une partie de l’administration du Parlement, noyautée par des fonctionnaires espagnols aux ordres de Madrid, tout comme celle de la Commission, plaide pour que l’arrêt soit d’abord longuement, très longuement, étudié par le service juridique avant de prendre position et donc de l’appliquer. Ce n’est pas pour rien que le Parlement et la Commission ont soutenu l’Espagne devant la Cour de Justice…
Sassoli, qui n’est pourtant pas réputé pour la rigidité de sa moelle épinière, ne l’entend pas de cette oreille et il le dit lors de la réunion des présidents de groupes politiques : la Cour est claire et c’est une bonne nouvelle pour le Parlement puisque les députés se voient reconnaitre un statut propre. L’Espagnole Iratxe Garcia, présidente du groupe socialiste, exige alors de le rencontrer avant la reprise de la séance plénière. La rencontre a lieu dans un salon privé de l’Hémicycle de Strasbourg en présence d’une ribambelle d’eurocrates. Quand elle comprend que Sassoli ne changera pas d’avis, Garcia perd le contrôle de ses nerfs et se met à hurler : « tu ne peux pas faire ça à l’Espagne, tu te rends compte de ce que tu vas faire ? ». De rage, elle jette ses dossiers au sol. Sassoli, un rien secoué par la violence de l’Espagnole, ne cède pas.
Mais les Espagnols n’ont pas dit leur dernier mot. Carles Puigdemont et Toni Comin ont décidé de se rendre dès le lendemain au Parlement pour retirer leur accréditation ? Qu’à cela ne tienne, il faut tuer cet évènement médiatique pour qu’ils ne puissent pas brandir leur carte d’eurodéputé devant les caméras. L’administration, celle-là même qui s’est opposée, en juin, sur instruction de Madrid, à ce que les deux hommes puissent obtenir leur accréditation provisoire décide de ne leur accorder qu’un badge d’une journée, toujours afin d’étudier l’arrêt. Mais dans l’affolement général, au milieu de la cohue médiatique, l’administration se trompe et leur accorde un badge pour un an…
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Toni Comin et Carles Puigdemont montrant, vendredi 20 décembre, leur carte de membre du Parlement européen Photo JQ
C’est une claque majeure pour l’Espagne, mais aussi pour le Parlement européen et la Commission qui se sont soigneusement alignés sur Madrid depuis le début de la crise catalane. Dans un arrêt de principe rendu en « grande chambre », sa formation la plus solennelle, la Cour de justice de l’Union européenne a décidé, jeudi, qu’Oriol Junqueras, ancien vice-président de la Généralité, condamné à 13 ans de prison pour « sédition » en octobre dernier, avait acquis la qualité de député européen dès la proclamation des résultats des élection et comme tel bénéficiait de l’immunités attachée à cette fonction. Une décision qui vaut pour Carles Puigdemont, l’ancien président de la Généralité, et Toni Comin, tous deux réfugiés en Belgique. En clair, les trois hommes vont pouvoir siéger à Strasbourg et seul le Parlement européen pourra autoriser des poursuites contre eux. « La justice est venue d’Europe. Nos droits et ceux des deux millions de citoyens qui nous ont votés ont été violés. Nullité de la sentence et liberté pour tous !», a immédiatement tweeté de sa prison Junqueras.
L’affaire est née le 1er juin dernier, lorsque le président sortant du Parlement européen, l’Italien Antonio Tajani, a décidé d’interdire l’accès du Parlement à Puigdemont et Comin qui venaient d’être triomphalement élu le 26 mai. Junqueras, lui, n’a pu se rendre à Bruxelles, puisqu’il se trouvait en détention provisoire depuis 18 mois... Les autorités parlementaires, soigneusement briefées par Madrid, ont argué que, selon le droit espagnol, un élu européen ne devenait député qu’après avoir prêté serment de fidélité à la Constitution espagnole devant la Commission électorale centrale de Madrid. Un argument défendable, mais qui n’a pas été opposé aux 51 élus espagnols non indépendantistes, du moins jusqu’à ce que les médias révèlent l’affaire. Embarrassé, le Parlement a alors suspendu la délivrance de nouveaux badges d’accréditation jusqu’à la décision finale de la commission électorale centrale.
Le 13 juin, celle-ci a proclamé les résultats et constaté que Junqueras, Puigdemont et Comin avaient été élus (ils avaient été déclarés éligibles par les tribunaux espagnols). Mais, aucun d’entre eux n’ayant été prêté serment à Madrid, et pour cause, le 20 juin, la commission centrale a décidé qu’ils n’avaient pas remplis une condition nécessaire à la confirmation de leur élection et déclarait vacant les trois sièges. La veille, la Cour Suprême espagnole avait refusé que Junqueras se rende, sous escorte policière, devant la Commission électorale centrale pour ce faire. Une décision pour le moins contradictoire avec celle qu’elle avait prise au mois d’avril quand elle avait autorisé le même Junqueras à se rendre aux Cortes sous escorte policière pour prêter serment après son élection comme député national. Mais elle savait alors que c’était sans risque puisque, dans la foulée, le bureau du Parlement espagnol s’est réuni pour lever son immunité parlementaire... Une procédure expéditive totalement impossible dans le cadre de l’immunité européenne, puisque sa levée doit être votée par l’ensemble des eurodéputés. On comprend donc la différence de traitement, puisque dès sa prestation de serment, Junqueras aurait dû être libéré...
Ce dernier a donc introduit un recours et la justice espagnole a saisi la Cour de justice européenne pour qu’elle précise la portée des immunités accordées aux membres du Parlement européen. Les juges de Luxembourg ont suivi mot pour mot les conclusions de l’avocat général polonais, Maciej Szpunar : « une personne qui est élue au Parlement européen acquiert la qualité de membre du Parlement du fait et du moment de la proclamation des résultats électoraux, de sorte qu’elle bénéficie des immunités garanties par l’article 9 du Protocole sur les privilèges et immunités ». La Cour précise qu’il aurait donc dû être relâché dès le 13 juin pour lui permettre de siéger à Bruxelles et à Strasbourg. En clair, l’Espagne, mais, et c’est sans doute plus grave, le Parlement européen et la Commission censée veiller au respect des traités, ont violé le droit européen.
L’effet de cet arrêt de principe va être immédiat pour Puigdemont et Comin qui se sont réfugié en Belgique : ils vont pouvoir siéger au Parlement. Surtout, la justice belge va suspendre l’instruction du mandat d’arrêt européen délivré contre eux par l’Espagne en octobre dernier en attendant que le Parlement européen décide d’une levée de l’immunité parlementaire. En attendant, ils pourront librement voyager dans le monde entier, y compris en Espagne, sans crainte d’être inquiétés. Pour Junqueras, condamné entre temps à une peine de 13 ans de prison, l’affaire s’annonce plus compliquée : son immunité aurait dû empêcher la tenue de son procès et sa condamnation, du moins tant que le Parlement européen n’avait pas décidé de la lever. Ce qui signifie que sa condamnation est illégale et qu’il devrait être libéré sur le champ : le président du Parlement européen, David Sassoli, a d’ailleurs appelé Madrid à « se conformer à la décision de la Cour de justice »… Les autorités espagnoles vont sans doute plaider le contraire, en faisant valoir qu’il n’est plus simplement en détention préventive, mais condamné. Or, une telle interprétation reviendrait à vider de son contenu l’immunité parlementaire dont il jouissait avant sa condamnation.
Au-delà de l’affaire catalane, cet arrêt pose un principe qui s’applique à tous : un Etat ne peut ajouter de conditions supplémentaires pour acquérir le statut de député européen autre que son élection. La Cour de justice, passant par-dessus les Etats, consolide ainsi le statut d’eurodéputé qui s’autonomise.