Angela Merkel, sauveuse d’une Europe gravement fragilisée par la crise du coronavirus ? Depuis que la chancelière allemande s’est ralliée devant le Bundestag, le 13 mai dernier, à la surprise générale, à l’idée française d’une mutualisation partielle des dettes publiques nationales de reconstruction, elle est en passe de rejoindre dans le panthéon européen son glorieux prédécesseur et mentor, Helmut Kohl, l’un des pères de l’euro. Pour y gagner définitivement sa place, elle doit cependant encore convaincre quelques pays « radins », qu’elle soutenait jusque-là en sous-main, d’accepter que l’Union non seulement s’endette sur les marchés financier pour aider les pays les plus touchés par la récession sans précédent qui va submerger l’Union, mais que le remboursement soit à la charge du budget communautaire. Elle entend bien utiliser pour ce faire, les leviers que lui donne la présidence semestrielle du Conseil de l’Union qui revient à l’Allemagne à partir du 1er juillet pour inscrire son nom dans l’histoire européenne avant qu’elle ne quitte la chancellerie, en octobre 2021.
Depuis 2009, et l’entrée la présidence semestrielle est devenue largement symbolique et on en parle en général très peu. En effet, les Etats membres président seulement les réunions des différentes formation du Conseil des ministres, la branche législative qui représente les Etats, et encore pas toutes : le Conseil des ministres des affaires étrangères est présidé par le ministre européen des affaires étrangères et l’Eurogroupe (qui réunit les ministres des finances de la zone euro) par un président élu. Quant à l’enceinte la plus importante, le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement, elle est aussi dirigée par un président élu, actuellement Charles Michel, un libéral belge… Mais le moment et le poids politique d’Angela Merkel vont bouleverser ce complexe ordonnancement : de facto, elle sera à la manœuvre.
Cadavre
Jusqu’à présent, Merkel n’a pas été une grande européenne, contrairement à ses prédécesseurs, seul le social-démocrate Gerhard Schröder ayant été aussi peu euro-enthousiaste qu’elle. Depuis 15 ans qu’elle est pouvoir, cette chrétienne-démocrate élevée dans l’ex-RDA n’a accepté de jouer européen qu’à la condition qu’elle ne nuise pas aux intérêts allemands et n’a jamais formulé la moindre proposition pour renforcer l’intégration communautaire. « Mais en même temps elle a toujours basculé au final du côté européen, souvent très loin de ses bases de départ », souligne-t-on à Paris, comme l’a montré par exemple la crise grecque : en juillet 2015, alors que son ministre des finances, Wolfgang Schäuble, voulait expulser la Grèce de la zone euro, elle s’y est in extremis opposée, mais en posant ses conditions, ce dont, au final, l’Allemagne n’a pas eu à souffrir.
Avec la crise du coronavirus, elle tient l’occasion unique de marquer de son empreinte l’Europe. Lors de la crise de la zone euro, entre 2010 et 2012, elle avait proclamer qu’il faudrait passer sur son cadavre pour créer des obligations européennes (« eurobonds »). Avec son pragmatisme habituel, elle a brutalement changé d’avis lorsqu’elle a pris conscience que sans solidarité financière avec les pays les plus touchés par la récession, les divergences économiques entre les pays du nord et du sud (dont la France) deviendraient intenables et mettraient en péril le marché intérieur et l’euro, sources de la richesse allemande. Surtout, un éclatement de l’Union serait mis au passif de l’Allemagne qui se retrouverait, comme avant 1945, avec de solides ennemis à ses portes. Autrement dit, l’intérêt européen et allemand coïncide, comme elle l’a reconnu la semaine dernière : en acceptant de mutualiser la dette, « nous agissons aussi dans notre propre intérêt. Il est dans l’intérêt de l’Allemagne que nous ayons un marché unique fort, que l’Union devienne de plus en plus unie et qu’elle ne s’effondre pas. Ce qui est bon pour l’Europe était et demeure bon pour nous (…) L’état de l’économie européenne est décisif à tant d’égards : un taux de chômage très élevé dans un pays peut y avoir un impact politique explosif. Les menaces contre la démocratie seraient alors plus grandes. Pour que l’Europe survive, son économie doit aussi survivre ». De ce point de vue, Merkel reste constante.
Isolés
Elle n’en est pas moins déterminée à ce que les Vingt-sept adoptent dès le sommet des 17 et 8 juillet, le Fonds de relance de 750 milliards d’euros proposé, le 28 mai, par la Commission présidée par sa protégée Ursula von der Leyen. La seule opposition réelle est celle du « club des radins » (Autriche, Danemark, Finlande, Pays-Bas, Suède) qui rechigne à l’accepter dans sa forme actuelle : pour eux, la Commission peut certes être autorisée à emprunter, mais c’est seulement pour reprêter les sommes recueillies aux Etats qui en ont besoin. Une solidarité très partielle, puisque chaque pays restera comptable du remboursement, ce qui accroitra chaque dette nationale. Mais leur position est fragile : jusque-là soutenue en sous-main par Berlin, ils sont désormais seuls. Et Angela Merkel n’a pas l’intention de compromettre sa place dans l’histoire à cause de quelques radins.
Photo Kay Nietfeld. DPA. AP
Pour Paolo Gentiloni, commissaire aux affaires économiques et monétaires, ancien président du conseil italien (décembre 2016-juin 2018) et membre fondateur du Parti Démocrate (gauche), l’Union a pris un clair virage à gauche à la faveur de la crise du coronavirus. Entretien.
Auriez-vous imaginé il y a trois mois que l’Union jetterait par-dessus bord toutes ses vaches sacrées, de la rigueur budgétaire au refus de la mutualisation des dettes en passant par les règles de concurrence ou son refus de toute politique industrielle ?
Non, c’était totalement inimaginable avant la crise du coronavirus. Nous avons vécu dix semaines, de la mi-mars à fin mai, qui ont profondément changé l’Union. C’est d’autant plus surprenant que ce changement de paradigme, certes favorisé par ce choc sans précédent, n’était nullement automatique. D’ailleurs, chaque décision prise a nécessité de longues discussions dont l’issue était tout sauf certaine. C’est le cas de la plus évidente, comme la suspension du Pacte de stabilité budgétaire, comme de la plus difficile, comme le fonds de relance de 750 milliards d’euros alimenté par des emprunts communs – une idée que j’avais moi-même promue début avril avec Thierry Breton (commissaire chargé du Marché intérieur, NDLR).
Pourquoi ?
Parce que le logiciel européen a été mis en place lors de la crise de la zone euro en 2010-2012. Toutes les réponses, comme le Mécanisme européen de stabilité, que nous avions alors élaborées étaient intergouvernementales, c’est-à-dire reposant sur le consensus des États, et non communautaires et fondées sur la pétition de principe qu’il fallait « sauver » des États plus faibles. Il n’a pas été facile que chacun arrive graduellement à comprendre que cette fois nous étions confrontés à une crise qui nous touchait tous au même moment, qu’il n’y avait pas de coupable et qu’elle risquait d’accroitre les divergences entre les États au point de menacer l’existence de l’Union. L’élément déterminant dans ce processus a été la rapide prise de conscience allemande : la prospérité et la stabilité de l’euro sont devenues pour elle plus importantes que les tabous qui ont été dominants dans les vingt années précédentes.
Au fond, n’assiste-t-on pas à la défaite d’une « Europe de droite » et au triomphe des idées défendues par la gauche : réhabilitation du rôle de la puissance publique et des services publics face au marché, mutualisation des dettes, politique industrielle, etc. ?
Il est vrai qu’on a désarmé la puissance publique, mais aussi l’Union au cours des dix dernières années. Mais la droite n’est pas seule responsable : il y a des gouvernements de gauche qui ne pensent pas qu’une Europe plus intégrée soit la bonne réponse aux problèmes du temps présent. Je ne suis pas d’accord : pour moi, une réponse de gauche est de faire redémarrer le moteur de l’intégration communautaire, car sans elle on ne pourra pas durablement protéger nos emplois, nos chaines de valeur et tout simplement nos valeurs. De même la réhabilitation du rôle de la puissance publique, qui a retrouvé sa légitimité dans la gestion de la crise, est nécessaire afin qu’elle soutienne la transition écologique ou la solidarité sociale. Mais cela doit se faire dans un cadre européen, ce qui implique le respect de l’État de droit ou des règles de concurrence. Il faut être vigilant, car on a des versions de droite du retour à l’Etat, en particulier celle portée par une droite populiste et nationalisme qui défend un capitalisme autoritaire. Cette crise a au moins permis de freiner leur ascension, leurs thèses, que ce soit celle de l’homme providentiel capable de défendre le pays contre les dangers extérieurs et intérieurs, l’isolationnisme ou la défiance à l’égard de la science, ayant été balayé par la crise. C’est ensemble, en défendant des valeurs qui sont en fait celles de la gauche sociale et libérale (pas plus de bureaucratie étatique, mais des valeurs et des biens communs comme la soutenabilité environnementale, le bien-être social, la liberté, l’éducation, le multilatéralisme, etc.) que nous avons réussies à surmonter cette crise.
Pourquoi Angela Merkel, la chancelière allemande, a-t-elle finalement accepté la mutualisation des dettes, ce qu’elle refusait encore début avril ?
Ce n’est pas la première fois que Madame Merkel montre qu’elle est capable de changer d’avis pour gérer une crise. Je crois que la relation franco-allemande a joué un rôle fondamental dans sa prise de conscience qu’il était nécessaire de disposer d’un moteur commun de politique économique, en l’occurrence le fonds de relance, pour éviter la divergence entre les économies. Cette convergence est en fait un intérêt national allemand. J’ai entendu beaucoup de gens me dire en Allemagne : si l’économie de l’Italie du Nord périclite, pour nous c’est un désastre. Le gouvernement allemand a finalement traduit ce sentiment du monde du travail et de l’entreprise en une décision politique courageuse.
L’Allemagne a donc fait le choix de l’Europe ?
Les responsables allemands ont toujours eu à cœur que l’Allemagne reste européenne en toute circonstance. Berlin aurait très bien pu profiter de la crise de la zone euro ou de celle du coronavirus pour affirmer sa puissance et emprunter un chemin solitaire ce qui aurait été très dangereux. Ce n’est pas ce qu’elle a fait : à chaque fois, elle a décidé de jouer la carte européenne, dans son intérêt et donc dans le nôtre.
L’Europe est-elle en train de vivre son « moment hamiltonien » en mutualisant une partie des dettes nationales ? Rappelons que c’est en 1790 que le secrétaire au Trésor Alexander Hamilton a obtenu la création d’une dette fédérale ce qui a fait basculer les États-Unis d’une confédération à une fédération.
On en parlera dans dix ans… Il est difficile de tirer les conclusions d’un processus qui est en cours. Il faut bien voir que depuis 2010, l’Union suivait un chemin exactement inverse, celui d’une Europe de plus en plus intergouvernementale c’est-à-dire d’une Europe des États. Ce n’est pas le cas avec le fonds de relance qui sera géré par les institutions communautaires. Est-ce que cela va pour autant entrainer la naissance des États-Unis d’Europe ? Je ne le crois pas, même si j’aimerais bien. Cependant je sais aussi que l’évolution du projet européen est faite de précédents. Or, nous allons établir un précédent, celui d’une politique économique commune dotée d’instruments communs. Si l’argent que nous allons emprunter sur les marchés est bien utilisé par les Etats et produit des effets positifs, je suis sûr que cette expérience, qui est pour l’instant d’une durée limitée, sera répétée, car on a besoin d’instruments communs sur le long terme.