Est-il possible de débattre, en France, de la gestion de la crise du coronavirus ? Une question a priori incongrue dans une démocratie qui se définit non seulement par des élections régulières, mais par un débat permanent entre citoyens et partis sur les politiques publiques et les choix politiques qui les sous-tendent.
Elle est pourtant légitime puisque, depuis le confinement décidé en mars dernier, toute interrogation sur la politique gouvernementale et ses effets en matière de libertés publiques, économique et sociale suscite des réactions extrêmement violentes : questionner la politique sanitaire gouvernementale serait la marque, au mieux, d’un esprit eugéniste souhaitant la mort des vieux et des faibles, au pire d’un esprit malade et/ou complotiste. Il n’y a plus de place pour la nuance : soit on soutient totalement le gouvernement et les scientifiques qui le conseillent, soit on est bon à enfermer. J’avais déjà noté cette inquiétante dérive en avril dernier à propos de l’État d’urgence sanitaire et du confinement à la chinoise décidé par toute une série de gouvernements démocratique à travers le monde. Six mois plus tard, rien n’a changé, la peur semblant avoir submergé l’espace de débat démocratique qui est pourtant la condition de toute démocratie libérale.
Peur primale
Le débat sur la gestion de la pandémie est rendu d’autant plus difficile qu’il fait intervenir la peur primale de mourir ou de voir ses proches mourir à cause d’un virus dont on ignore encore beaucoup et que certains ont annoncé presqu’aussi mortel que la grippe espagnole. Si chacun se sent légitime de débattre de la politique économique, de la politique pénale, de la réforme des institutions, de la construction communautaire, de la réforme du droit des contrats, du changement climatique, de l’agriculture, même sans aucune formation, l’enjeu à court terme n’est pas le même : une mauvaise politique économique peut conduire à un chômage de masse, mais le risque est lointain. En clair, une maladie transmissible dont le taux de mortalité n’est pas connu, c’est un danger immédiat, l’effondrement économique et social, le chômage, la misère, la faim, les maladies induites, c’est un risque jugé lointain et évitable. Dès lors, la tendance est forte d’opposer la santé à l’économie alors que l’une ne va pas sans l’autre : il est rare que les habitants d’un pays pauvres bénéficient d’un système de santé performant… Mais introduire de la rationalité en pleine peur primale est une tâche impossible.
C’est là qu’intervient la médecine, le saint Graal qui va nous sauver du virus. Le problème est qu’il ne s’agit pas d’une science exacte, même si les médecins qui squattent les médias cherchent à donner l’impression inverse. Les arguments d’autorité pleuvent : ils savent, eux, et tous ceux qui ne sont pas médecins devraient se taire. Si d’aventure certains scientifiques ne pensent pas comme eux, ce sont des fous, des incompétents ou des criminels voire les trois à la fois. Le docteur Gilles Pialoux en clamant le 17 août que « nier la reprise de l’épidémie, c’est du négationnisme » met ainsi sur le même plan la négation du génocide des juifs par des fanatiques néo-nazis, un fait historique prouvé, et l’analyse que l’on peut faire de l’évolution à venir de la pandémie, un débat scientifique sur lequel il n’y a pas consensus. Il vise ainsi à interdire brutalement tout débat, en le frappant d’illégitimité. Et peu importe que ces médecins se soient souvent trompés depuis l’apparition du virus : rappelons qu’au départ beaucoup jugeaient qu’il s’agissait d’une simple grippe alors que d’autres annonçaient l’apocalypse, qu’une majorité d’entre eux affirmaient que le masque ne servait à rien sans même parler des désaccords profonds et persistants sur les modes de transmission ou les raisons pour lesquelles la maladie est plus dangereuse pour telle ou telle catégorie de la population. Qu’un médecin tâtonne et se trompe, c’est normal, l’histoire médicale est pleine de consensus qui ont depuis volé en éclat (rappelons-nous Ignace Semmelweiss mort pauvre, fous, chassé de l’université qui ne croyait pas à sa découverte, la prophylaxie), mais un minimum de modestie et de prudence devrait présider à leurs prises de paroles.
L’expertise n’est pas le politique
On oublie que, souvent, ceux qui s’expriment ne sont ni épidémiologistes ni virologues, que certains ont des conflits d’intérêts, car rémunérés par des laboratoires pharmaceutiques, que d’autres ont un agenda politique, que les querelles de chapelles sont aussi féroces que leur égo est démesuré, bref que ce sont des hommes (et quelques rares femmes) faillibles. Mais quand on panique face à l’inconnu ou à l’inattendu, la tendance humaine est de s’en remettre à ceux qui sont censés savoir et donc nous protéger : prêtres, militaires, médecins. Et c’est bien ce qu’a fait le pouvoir politique qui s’en est remis à un « Conseil scientifique », paniqué à l’idée de devoir répondre pénalement de ses fautes, le principe de précaution étant inscrit dans la Constitution.
Entendons-nous bien : je ne remets pas en cause la nécessité d’avoir recours à l’expertise. Mais ce n’est pas aux experts de dicter la politique à mener, c’est au pouvoir légitime. C’est à lui de peser les coûts et les inconvénients d’une décision. Toute activité humaine présente des dangers, des transports au tabac, en passant par le nucléaire, les industries, etc., et, surtout, l’État de droit impose des limites à l’action gouvernementale, celle-ci devant être proportionnelle au but recherché. Lorsque Jean-François Delfraissy, le président du Conseil scientifique, se répand dans la presse le 9 septembre en affirmant que le gouvernement « va être obligé de prendre un certain nombre de décisions difficiles dans les huit à dix jours maximum », il sort de son rôle d’expert. Tout comme le docteur Gilles Pialoux qui réclame, dans le Parisien du 6 octobre, que la police puisse perquisitionner les domiciles privés sans mandat pour vérifier que l’on ne reçoit personne (ce qui n’est pas (encore) interdit en France) : quelle est sa compétence pour juger que les libertés publiques ne sont pas un sujet ? Le docteur Axel Kahn, le 6 octobre sur France Culture, a même été jusqu’à se montrer admiratif de l’efficacité du modèle chinois. Pour lui, « face à une pandémie, c’est un inconvénient d’être dans une démocratie et encore plus dans une démocratie contestataire ». Imaginons un instant un militaire tenir ces propos en temps de guerre…
Cancel culture
Une partie des médias, et c’est sans doute le plus terrible, ne joue pas son rôle démocratique, bien au contraire. Certains se comportent comme les chiens de garde du pouvoir délégitimant tous ceux qui n’épousent pas le discours officiel. Ainsi, Le Monde a publié, le 25 août, un article consacré aux « antimasques » qui est un modèle de la « cancel culture » à l’américaine : pour le journal, ceux qui critiquent le port du masque en toute circonstance et ceux qui critiquent uniquement son port en extérieur sont mis dans le même sac - les antivaccins sont ajoutés pour faire bonne mesure - et assimilés à des « complotistes » et des « conspirationnistes ». Le fait que le gouvernement français et de nombreux scientifiques ont nié durant plusieurs mois que le masque était utile même en intérieur pour des personnes bien portantes n’est même pas cité tout comme le fait qu’aucune étude scientifique ne montre qu’il y a un risque de contamination en extérieur en dehors de quelques endroits très spécifiques (comme les marchés). Au moment où l’article est paru, il n’était même pas obligatoire en entreprise…
Depuis, le vocabulaire médiatique s’est encore affiné : on parle désormais de « rassuristes » par opposition aux « alarmistes ». Mais attention, l’alarmisme, comme dans cet article du site de France Info, c’est la vérité, c’est la normalité, celle que l’on n’interroge pas. Le sujet, c’est cette étrange secte de « rassuristes » dans laquelle on mélange joyeusement des complotistes allumés, des antivaccins, des gilets jaunes et de dignes professeurs qui ne partagent pas le consensus ou des personnalités qui critiquent la politique de gribouille du gouvernement.
Mentalement dérangé
Pour France Info, mais elle n’est pas la seule, ceux qui ne communient pas dans l’unité nationale forment un bloc animé par une « défiance » compulsive à l’égard de l’autorité : en clair, ce n’est pas la raison qui préside aux critiques de l’action gouvernementale, raison réservée par principe aux « alarmistes », c’est une pulsion qui, comme toute pulsion, relève du champ psychiatrique. Comme dans « 1984 » d’Orwell, ceux qui ne croient pas à la vérité du jour, qui était le mensonge d’hier, sont des déviants mentalement dérangés que l’on doit écarter de la vie publique.
Qu’il faille des mesures sanitaires, notamment les gestes barrières, est une évidence: il n’est pas question de laisser mourir quiconque de façon délibérée. Et lorsque le gouvernement décide d’une mesure, chacun doit s’y plier. Mais cela ne doit en aucun cas empêcher de questionner ces décisions et leur pertinence. Par exemple, fallait-il confiner un pays entier alors que la première vague n’a touché que le grand Est et la région parisienne ? Le confinement général, qui visait à éviter un engorgement des hôpitaux, ne risquait-il pas de faire croire à la population qu’il s’agissait de faire disparaitre le virus (citons encore le docteur Kahn : « L’arme absolue contre le virus, le confinement, le confinement complet, total, prolongé ») ? Le coût d’un confinement brutal ne risquait-il pas de faire des dégâts bien plus grands qu’une lutte fine contre le virus (gestes barrières, tests, traçages, confinements ciblés) ? Ces dégâts économiques et sociaux qui auront un effet sur la santé des Français à moyen et long terme, la bonne santé économique allant de pair avec la bonne santé tout court, ont-ils été justement pesés ? Pourquoi ne pas protéger les groupes à risques qui sont parfaitement identifiés depuis mars et laisser le reste de la population vivre normalement en respectant les gestes barrières, exactement comme en Suède ? Fallait-il suspendre l’ensemble des libertés publiques au risque de ne jamais les recouvrer comme le montre l’interdiction prolongée des manifestations ? Fallait-il reconduire l’État d’urgence sanitaire jusqu’à bientôt l’inscrire dans le droit commun ? Pourquoi avoir fermé les petits commerces qui pouvaient limiter le nombre de clients et pas les supermarchés ? Pourquoi l’administration a-t-elle souvent rajouté une couche d’interdits absurdes aux recommandations déjà contestables des scientifiques comme l’interdiction de transporter des instruments de musique dans le Morbihan ?
Lire par ailleurs l’interview de l’économiste Rober Boyer sur les conséquences économique du confinement
La fin des démocraties libérales?
Dans le même ordre d’idée, quel était le sens de l’autorisation de sortir que l’on s’accordait à soi-même ? Pourquoi imposer le port du masque en extérieur alors qu’aucun médecin ne le demande tout en maintenant ouverts les restaurants et les bars, le port du masque ne redevenant obligatoire que si l’on se lève ? Pourquoi imposer le masque aux enfants à partir de 11 ans ? Pourquoi pas 10 ou 12 ans ? Un enfant en retard d’une classe sera-t-il le seul à être masqué dans sa classe ? Pourquoi avoir maintenu ouvertes les cantines scolaires ? Pourquoi imposer le port du masque en voiture dès lors qu’on est seul comme à Nice ? Ou à moto sous un casque intégral comme à Paris avant que le préfet ne change d’avis ? Pourquoi avoir fermé les salles de sports où presqu’aucun cas de contamination n’a été signalé ? Pourquoi limiter l’ampleur des rassemblements sans tenir compte de la capacité des salles ? Pourquoi fermer les restaurants à Marseille et pas à Paris (avant de les rouvrir à Marseille) ? Pourquoi une politique de dépistage aussi incohérente au lieu de concentrer les tests sur les foyers identifiés ? Pourquoi avoir changé au moins cinq fois d’indicateurs pour juger des risques épidémiques sans jamais l’expliquer ? Peut-on vivre durablement dans une société où la sécurité juridique n’existe plus, le gouvernement ou les préfets pouvant interdire toute activité ou fermer et ouvrir à leur guise tout type d’établissement ? Pourquoi nos voisins nordiques n’ont-ils pas adopté toutes ces mesures ? Le virus se comporte-t-il différemment selon les pays ? Etc., etc.
Il est proprement sidérant qu’aucune de ces questions n’aient été traitées dans l’espace public. Finalement, il a fallu que certaines régions, lassées de se voir imposé par Paris des mesures jugées injustifiées, se révoltent pour que le débat commence à naitre. Mais il reste prudent tellement la peur est grande de se faire accuser de vouloir la mort de ses compatriotes... À ma connaissance, l’exercice de ses droits démocratiques, en particulier celui de demander au gouvernement et aux experts sur lesquels il s’appuie de justifier et d’expliquer leurs décisions, n’a jamais tué personne. On peut vraiment s’interroger sur la fatigue démocratique des citoyens qui semblent se résigner à la disparition des démocraties libérales que les États jugent désormais inadaptées à la gestion des crises.
Dessin de Nicolas Vadot