Tout heureux du succès du conseil européen des 17-21 juillet, l’un des plus longs de l’histoire communautaire, Charles Michel a décidé de remettre le couvert sans attendre le traditionnel sommet d’automne prévu les 15 et 16 octobre : fin août, le président du Conseil a convoqué une nouvelle réunion physique des vingt-sept chefs d’État et de gouvernement les 24 et 25 septembre pour discuter politique étrangère et économie numérique. Mais dimanche 20 septembre, bardaf c’est l’embardé comme l’on dit en Belgique : Michel a annoncé que son garde du corps avait été contaminé par la covid-19 et que, cas contact, il devait s’isoler pour une semaine. Dans la foulée, il a décalé le sommet aux 1er et 2 octobre.
Visioconférence
Une décision curieuse. Car Michel aurait pu décider de basculer en visioconférence. Avant même sa quarantaine, plusieurs pays s’étaient demandé pourquoi il fallait se revoir physiquement alors que la pandémie de coronavirus n’est toujours pas terminée et que les visioconférences organisées entre mars en juillet ont montré qu’il était possible de progresser dès lors que les sujets à l’ordre du jour avaient été bien préparés par les Représentants permanents des États membres.
Ce n’est évidemment pas l’avis de l’entourage de Charles Michel qui estime qu’un sujet comme la Turquie nécessite une rencontre physique, d’autant que Chypre a pris en otage la semaine dernière le dossier biélorusse afin d’obtenir des sanctions contre Ankara qui multiplie les provocations en Méditerranée orientale. « C’est vrai, mais le dossier est quasiment résolu », nous confie un diplomate peu convaincu par l’explication.
Ego
Surtout, Michel aurait pu demander à la chancelière allemande Angela Merkel, dont le pays assure la présidence tournante du Conseil des ministres, de le remplacer aux pieds levés. Dans l’entourage de Charles Michel, on estime qu’il n’était pas « inapte » à présider, mais seulement en quarantaine et donc qu’il ne pouvait pas confier la présidence à quelqu’un d’autre. Là, on a vraiment du mal à voir la différence. « Il ne faut pas chercher très loin : en réalité, il ne voulait pas laisser la place à la chancelière qui aurait pu se prévaloir d’un succès sur la Biélorussie et la Turquie », confie, agacé, un diplomate européen. En clair, ce sommet et son déplacement d’une semaine doit tout à l’égo de Charles Michel et rien à la nécessité. D’autant qu’un nouveau Conseil est prévu dans quinze jours…
Plusieurs capitales n’ont guère apprécié ce report, car modifier les agendas de vingt-sept chefs d’État et de gouvernement avec une semaine de préavis n’est pas des plus simples. D’autant que le sommet s’étale sur deux jours, ce qui reste surprenant en ces temps de pandémie : « si ça ne tenait qu’à nous, réplique-t-on dans l’entourage de Charles Michel, on aurait pu tout faire tenir sur une journée en commençant tôt jeudi matin. Mais le Néerlandais Mark Rutte et Angela Merkel doivent aller devant leur Parlement le matin du Conseil pour expliquer ce qu’ils vont faire. Donc on n’a pas le choix : on ne peut se réunir qu’en milieu d’après-midi et tout le monde doit dormir à Bruxelles ». Afin de limiter les risques, les délégations nationales seront limitées, comme en juillet, à 7 personnes et le conseil se déroulera dans une salle qui peut contenir 335 personnes en présence des seuls chefs accompagnés d’un conseiller afin de maintenir les distances physiques.
La lettre du général de Gaulle du 19 juillet 1962, exhumée de ses archives, fait depuis quelques jours les délices des réseaux sociaux à l’heure de la « start up nation ». Sans doute adressée au ministre des Armées, Pierre Mesmer, elle est ainsi rédigée : « Mon cher Ministre, j’ai constaté, notamment dans le domaine militaire, un emploi excessif de la terminologie anglo-saxonne. Je vous serais obligé de donner des instructions pour que les termes étrangers soient proscrits chaque fois qu’un vocable français peut être employé, c’est-à-dire dans tous les cas », ces derniers mots manuscrits… Nul doute que le vieux général se serait étranglé en écoutant le discours sur « l’État de l’Union » prononcé le 16 septembre par la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, devant le Parlement européen. L’ancienne ministre allemande de la défense, pourtant « vendue » comme francophone par Emmanuel Macron, a parlé durant 1h20 presque uniquement en anglais (ou plutôt en globish, sa version abâtardie). Pire : plusieurs chefs de groupe politique lui ont répondu dans la langue de Shakespeare, y compris l’Allemand Manfred Weber, le patron du Parti populaire européen (PPE, conservateur) dont l’anglais est tout sauf courant.
81% en anglais
Le site germano-américain, Politico Europe, a calculé que 81 % du discours de von der Leyen était en anglais, 12% en allemand, 7% en français. Tous les compteurs anglophones se sont affolés : « elle a parlé en français pendant 80 secondes au début de son discours et pendant 2 minutes 30 à la fin ; elle a parlé en allemand pendant 9 minutes 30 au milieu ; et elle a parlé en anglais pendant 63 minutes - deux morceaux d’une demi-heure de chaque côté de la section allemande. En tenant compte du temps perdu en applaudissements, l’anglais a pris encore plus de place dans son discours - près de 85 % - car elle parle l’allemand plus couramment que l’anglais », poursuit le site.
Une vraie rupture avec tous les usages : tous ses prédécesseurs ont toujours veillé à respecter un certain équilibre linguistique entre les trois langues de travail de l’Union que sont l’anglais, l’allemand et le français, Jean-Claude Juncker (2014-2019) étant sans aucun doute l’un des orfèvres en la matière. Si la présidente de la Commission avait parlé quasi uniquement en allemand, personne n’aurait été choqué : il y a une armée d’interprètes et de traducteurs au service des institutions et il est normal que l’on parle sa propre langue dans l’enceinte où siègent les représentants des peuples européens qui sont très loin de parler tous anglais.
Entourage
Comment expliquer une telle dérive ? La raison en est simple: von der Leyen se repose sur deux hommes de confiance et deux seulement: Björn Seibert, son chef de cabinet, et Jens Flosdorff, son conseiller « communication ». Or ces deux Allemands ne parlent pas un mot de français et exigent que tout leur remonte en anglais, rares étant les fonctionnaires européens maitrisant suffisamment la langue de Goethe... Ce qui prive la présidente d’un canal d’information essentiel, la France n’étant pas un pays que l’on peut ignorer. D’ailleurs, est-ce un hasard si elle n’a pas prononcé un mot sur la défense européenne, l’un des sujets majeurs du débat en France ?
Reste que ses deux conseilleurs auraient au moins pu lui préparer son discours en allemand, ce qu’ils n’ont pas fait, sans doute parce qu’il y a un tabou persistant sur cette langue. Rappelons qu’en 1958, les premiers mots du premier président de la Commission, l’Allemand Walter Hallstein furent : « et naturellement, messieurs, nous parlerons français ». Ce basculement vers l’anglais langue unique est d’autant plus sidérant alors que le Royaume-Uni a quitté l’Union le 31 janvier et qu’il y a moins de 20 députés sur 705 dont la langue natale est l’anglais… Heureusement que le ridicule n’a jamais tué personne.
N.B.: article paru le 21 septembre dans Libération
C’est une belle victoire pour Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, et ses partenaires d’Europe centrale et orientale aussi peu enclins que lui à accueillir des étrangers sur son sol. La Commission renonce définitivement à leur imposer d’accueillir des demandeurs d’asile en cas d’afflux dans un pays de la « ligne de front » (Grèce, Italie, Malte, Espagne). Certes, le volumineux paquet de textes qu’elle propose ce mercredi (10 projets de règlements et trois recommandations, soit plusieurs centaines de pages…), pompeusement baptisé « Pacte sur l’immigration et l’asile », prévoit qu’ils devront, par « solidarité », assurer les refoulements vers les pays d’origine des déboutés du droit d’asile, mais cela ne devrait pas les gêner outre mesure. Car, sur le fond, la Commission prend acte de la volonté des Vingt-sept de transformer l’Europe en forteresse.
Traumatisme
La crise de 2015 les a durablement traumatisés. À l’époque, la Turquie, par lassitude d’accueillir sur son sol plusieurs millions de réfugiés syriens et centaines de milliers de migrants économiques dans l’indifférence de la communauté internationale, ouvre ses frontières. La Grèce, Etat failli, est rapidement submergée et plusieurs centaines de milliers de personnes traversent les Balkans afin de trouver refuge notamment en Allemagne et en Suède, les pays les plus généreux en matière d’asile. Passé les premiers moments de panique, les Européens réagissent de plusieurs manières. La Hongrie fait le sale boulot en fermant brutalement sa frontière. L’Allemagne, elle, accepte d’accueillir un million de demandeurs d’asile, mais négocie avec Ankara un accord pour qu’elle referme ses frontières, accord ensuite endossé par l’Union qui lui verse en échange 6 milliards d’euros destinés aux camps de réfugiés. Enfin, l’Union adopte un règlement destiné à relocaliser sur une base obligatoire une partie des migrants dans les autres pays européens afin qu’ils instruisent les demandes d’asile dans le but de soulager la Grèce et l’Italie, pays de premier accueil. Depuis, si la Turquie a à peu près respecté ses engagements, cela n’a pas été le cas des pays européens : non seulement les États d’Europe de l’Est, qui ont voté contre ce règlement, ont refusé d’accueillir le moindre réfugié, mais leurs partenaires de l’Ouest n’ont pas vraiment fait mieux. Sur 160 000 personnes qui auraient dû être relocalisées, un objectif rapidement revu à 98 000, moins de 35 000 l’ont été à la mi-2018, date de la fin de ce dispositif (la France n’en a accueilli que 5000)…
Usine à gaz
Depuis, l’Union a considérablement durci les contrôles, notamment en créant un corps de 10000 garde-frontières européens et en renforçant les moyens de Frontex, l’agence chargée de gérer ses frontières extérieures. En février-mars, la tentative d’Ankara de faire pression sur les Européens dans le conflit syrien en rouvrant partiellement ses frontières a fait long feu : la Grèce a employé les grands moyens, y compris violents, pour stopper ce flux sous les applaudissements de ses partenaires… Autant dire que l’ambiance n’est pas à l’ouverture des frontières et à l’accueil des persécutés.
Mais la crise migratoire de 2015 a laissé des « divisions nombreuses et profondes entre les États membres – certaines des cicatrices qu’elle a laissées sont toujours visibles aujourd’hui », comme l’a reconnu Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission dans son discours sur l’État de l’Union du 16 septembre. Afin de tourner la page, la Commission propose de laisser tomber la réforme de 2016 (Dublin IV) prévoyant de pérenniser la relocalisation autoritaire des migrants, désormais jugée par une haute fonctionnaire de l’exécutif « totalement irréaliste ». Mais la réforme qu’elle propose, une véritable « usine à gaz », n’est qu’un « rapiéçage » de l’existant, comme l’explique Yves Pascouau, spécialiste de l’immigration et responsable des programmes européens de l’association Res Publica.
Dublin maintenu
Ainsi, alors que von der Leyen avait annoncé, le 16 septembre, sa volonté « d’abolir » le règlement de Dublin III, il n’en est rien : le pays responsable du traitement d’une demande d’asile reste, comme c’est le cas depuis 1990, le pays de première entrée. Seules exceptions à ce principe dont la plupart existe déjà : les mineurs (le pays sera choisi en fonction de son intérêt), la réunification familiale (la Commission propose de l’étendre aux frères et sœurs du réfugié statutaire), les étrangers qui ont obtenu dans les 3 ans précédents un visa d’un État membre et, enfin, et c’est nouveau, ceux qui peuvent se prévaloir d’un diplôme ou d’une qualification acquise dans un autre pays… Bref, on ne tient toujours aucun compte de la volonté du migrant.
S’il y a une crise, la Commission pourra déclencher un « mécanisme de solidarité » afin de soulage un pays de la ligne de front : dans ce cas, les Vingt-sept devront accueillir un certain nombre de migrants (en fonction de leur richesse et population) sauf s’ils préfèrent « parrainer un retour », en clair prendre en charge le refoulement des déboutés de l’asile (avec l’aide financière et logistique de l’Union) en sachant que ces personnes resteront à leur charge jusqu’à ce qu’ils y parviennent… Ça, c’est pour faire simple, car il y a plusieurs niveaux de crise, des exceptions, des sanctions, des délais et l’on en passe… Autre nouveauté : les demandes d’asile devront être traitées par principe à la frontière, dans des camps de rétention, pour les nationalités dont le taux de reconnaissance est inférieur à 20 % dans l’Union, et ce, en moins de 3 mois avec refoulement à la clef en cas de refus. « Cette réforme pose un principe clair, explique un eurocrate : personne ne sera obligé d’accueillir un étranger dont il ne veut pas ».
Bonne nouvelle
Dans cet ensemble très répressif, une vraie bonne nouvelle : les sauvetages en mer ne devraient plus être criminalisés. On peut craindre qu’une fois passés à la moulinette des Etats, qui doivent adopter ce paquet à la majorité qualifiée (55 % des Etats représentant 65% de la population), il ne reste que les aspects les plus répressifs. On ne se refait pas.
Photo: AFP
N.B.: version longue de l’article paru dans Libération du 23 septembre