L’Union européenne, en réanimation depuis mars dernier, est encore loin d’être sortie d’affaire : face à la pandémie de coronavirus, les Vingt-sept ont fait prévaloir leurs intérêts nationaux, chacun décidant de mesures sanitaires dans son coin, ce qui a bloqué le marché intérieur, enterré la libre circulation des personnes, créé une forte méfiance entre eux et, au final, plongé l’Union dans une récession sans précédent en temps de paix. Une crise systémique que les institutions communautaires ont tellement sous-estimée, en dehors de la Banque centrale européenne, qu’il a fallu que la France et l’Allemagne prennent les commandes pour sauver ce qui pouvait l’être, ce qui a souligné les graves faiblesses institutionnelles de l’Union. On attendait donc à tout le moins que la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, dresse, pour son premier discours sur « l’État de l’Union », prononcé le 16 septembre devant le Parlement européen, un état des lieux sans concession et donne des pistes pour que cela ne se reproduise plus à l’avenir. Or, elle a soigneusement évité les sujets qui fâchent, se contentant d’égrainer les succès passés qui ne lui doivent pas souvent grand-chose et de lister un catalogue désordonné de projetsf qu’elle va mettre sur la table.
Ce n’est pas un hasard si les mesures phares annoncées par l’ancienne ministre de la défense allemande portent essentiellement sur l’environnement et son « green new deal » sur lequel elle s’est fait élire en juillet 2019 : c’est là où s’est arrêtée la « vie d’avant » de l’Union, lorsqu’elle s’était mise d’accord, en décembre 2019, sur la neutralité carbone d’ici à 2050 (seule la Pologne n’y souscrivant pas). Comme le demandait le Parlement européen, elle propose désormais une réduction de 55% des émissions de gaz à effet de serre (par rapport au niveau de 1990) d’ici à 2030 au lieu de 40 % comme cela était prévu précédemment, ce qui rend l’objectif de 2050 davantage crédible. Afin de ne pas désavantager les produits européens, elle a aussi annoncé qu’elle allait proposer début 2021, comme le demandait notamment la France, une taxe carbone aux frontières qui visera les produits ne respectant pas l’accord de Paris. Mieux : 30 % de l’ensemble des fonds européens pour la période 2021-2027 seront consacrés à la lutte contre le changement climatique.
Annus horibilis
Pour le reste, Ursula von der Leyen a comme un blanc sur la période qui débute en mars, lorsque la Commission passe totalement à côté de la pandémie de coronavirus : pour son discours des 100 jours, début mars, la présidente n’en dit d’ailleurs pas un mot. Pourtant, l’Italie, totalement dépassée, appelle à l’aide sans que personne ne lui réponde, l’Allemagne et la France décrétant même un embargo sur le matériel médical, et les pays ferment leurs frontières les uns après les autres. Certes, sans compétence directe en matière de santé, la Commission ne pouvait pas faire grand-chose de contraignant dans ce domaine, mais elle aurait pu s’inquiéter de la fragmentation en cours du marché intérieur. Surtout, elle aurait pu tenter d’agir politiquement : Ursula von der Leyen n’a-t-elle pas proclamer qu’elle voulait une commission « géopolitique » ? Il a fallu que la France exige la convocation d’un conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, à la mi-mars, pour que les Européens recommencent à jouer collectif. Ensuite, toutes les initiatives prises l’ont été sur demande des gouvernements, la Commission les mettant en musique : suspension du Pacte de stabilité budgétaire, assouplissement des règles sur les aides d’État (3000 milliards approuvées), validation des plans de relance nationaux, mobilisation du budget européen et de la Banque européenne d’investissement, fonds SURE d’aide au financement du chômage partiel (16 pas vont recevoir 90 milliards d’euros a annoncé von der Leyen), fonds de relance de 750 milliards d’euros qui seront empruntés sur les marchés par la Commission, réouverture progressive des frontières, etc.
La Commission a-t-elle tiré les leçons de cette annus horribilis ? Même pas : depuis la fin du mois de juillet, les Etats, terrifiés par une possible reprise de la pandémie, ont recommencé à fermer leurs frontières au point qu’aujourd’hui la libre circulation n’est plus qu’un souvenir, le marché unique se cloisonne doucement, des secteurs entiers (tourisme, transports) sont totalement sinistrés. Là aussi, il a fallu que l’Allemagne et la France tapent du poing sur la table pour que la Commission propose enfin la semaine dernière une harmonisation des critères sanitaires et un système d’information préalable. Un minimum minimorum. On attendait donc qu’Ursula von der Leyen livre sa lecture des deux mois écoulés : on restera sur sa faim, puisqu’elle se contente de réclamer des compétences en matière de santé dans la prochaine réforme des traités, ce qui est un sujet, mais pas le seul loin de là. Aucune autocritique, aucune critique des États.
Secrétaire générale
Même sur son terrain, elle se comporte davantage comme une secrétaire générale du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement qu’en présidente de l’exécutif européen. Ainsi, elle n’analyse pas ce qui s’est passé lors du conseil européen de juillet qui a adopté le fonds de relance de 750 milliards d’euros et taillé à la serpe dans le budget communautaire 2021-2027 : en effet, l’argent des programmes communautaires géré directement par Bruxelles via le budget est réduit à la portion congrue, alors que celui du fonds de relance sera remis aux États qui le dépenseront largement comme ils l’entendent, ce qui n’est pas un progrès de l’intégration communautaire. La présidente de la Commission n’évoque même pas le futur de cette première dans l’histoire européenne, la mutualisation partielle des dettes. En effet, ce fonds est prévu pour une durée de 3 ans seulement. Est-elle favorable à sa pérennisation ? Mystère. Elle ne dit pas un mot non plus sur le remboursement des 750 milliards d’emprunts : des contributions nationales des États, ce qui risque de se traduire par une nouvelle diminution du budget européen, ou de nouveaux impôts européens (taxe sur les activités du numérique, taxe sur les transactions financières, une partie de l’impôt sur les sociétés ou du système d’échange d’émission carbone, etc.) ?
Alors que les États ont déjà commencé à réfléchir à l’avenir de l’Union, une conférence devant se réunir en 2021, Ursula von der Leyen semble s’en désintéresser totalement, alors que la séquence de la pandémie a montré à quel point une Union gérée à l’unanimité par des États aura le plus grand mal à survivre dans le monde extrêmement fluide du XXIe siècle : on ne peut attendre six mois pour réagir aux évènements en Biélorussie ou aux agressions de la Turquie ou de la Chine. Ce n’est sans doute pas un hasard si elle n’a pas dit un mot sur la défense européenne, pourtant un sujet majeur pour l’avenir de l’Europe. Bref, un discours sur « l’État de l’Union » qui doit se lire en creux, ce qu’il ne dit pas étant plus intéressant que ce qu’il dit.
N.B.: article paru le 16 septembre
Photo: Francisco Seco AP
Pour la première fois de son histoire, l’Union est confrontée à des menaces directes contre deux de ses États membres, la Grèce et Chypre. Mais elle est incapable de réagir à l’unisson face aux provocations turques en mer Égée. Ainsi, seules la France et l’Italie ont dépêché une présence militaire en Méditerranée orientale afin de calmer les ardeurs du président turc, Recep Erdogan, qui veut sa part des gisements gaziers prometteurs découverts dans la zone économique exclusive (ZEE) de ses deux voisins, les autres se contentant de gérer le ministère de la parole ou, pire, de regarder ailleurs. Déjà, seuls quelques États membres avaient soutenu la France lorsque le Courbet avait été « illuminé » (dernière étape avant le tir) par un radar d’un navire de guerre turc au large de la Libye en juin dernier… Le constat n’est pas nouveau : géant économique et commercial, l’Union n’est pas une puissance diplomatique et militaire, mais une simple confédération d’États aux intérêts souvent divergents et aux moyens militaires limités, voire inexistants.
Si les Vingt-sept soutiennent par principe Athènes et Nicosie, ils sont loin d’être alignés à la fois sur l’urgence et sur l’intensité d’une riposte. En effet, personne ne croit que la Turquie se risquerait à un conflit ouvert : « même si l’histoire n’est pas avare de guerres que personne n’a voulues, analyse un responsable européen, il est plus probable qu’une nouvelle fois Erdogan cherche à diviser et affaiblir les Européens, comme il l’a fait en février en rouvrant ses frontières aux réfugiés ou en violant l’embargo sur les armes en Libye, afin d’avancer ses pions en Méditerranée ». Même s’il n’écarte pas, « vu l’agressivité turque, qu’il y ait un ou plusieurs incidents graves, voire morts d’hommes. Mais ni la Grèce, ni Chypre, ni la France et encore moins l’Italie ne joueront l’escalade ».
Mais pour Paris, il est nécessaire de « réagir militairement afin de montrer que l’Union existe et qu’elle défendra sa souveraineté », comme on l’explique dans l’entourage gouvernemental. « C’est logique : Emmanuel Macron estime que l’OTAN est en état de mort cérébrale, que les États-Unis se sont retirés du monde et qu’il revient donc à l’Union de prendre ses responsabilités », analyse un diplomate européen. « C’est pour lui une occasion en or de montrer ce qu’est la souveraineté européenne qui doit être défendue par la force si nécessaire », notamment face aux « empires turbulents de proximité » que sont la Russie et la Turquie, selon l’expression de Clément Beaune, le secrétaire d’État aux affaires européennes.
Un changement de paradigme que beaucoup d’États membres ont du mal à intégrer. C’est notamment le cas de l’Allemagne qui, par construction d’après-guerre, répugne à tout ce qui peut ressembler à un conflit armé et ce, d’autant plus, qu’elle n’a pas de moyens militaires suffisants. Cette différence d’approche entre les deux rives du Rhin permet à l’Union de déployer toute la palette diplomatique, le dialogue sans la force étant rarement couronnée de succès. « Il n’y a eu aucune répartition des rôles entre nous, même si nos réactions opposées aboutissent à ce résultat », s’amuse-t-on à Paris : à la France, le rôle du « bad cop », à Berlin, celui du « good cop ».
Mais dans le cas de la Turquie, l’attitude prudente de l’Allemagne obéit à d’autres considérations. Pour un diplomate d’un grand pays, « Angela Merkel reste traumatisée par l’épisode de 2015 lorsqu’Ankara a ouvert ses frontières à des centaines de milliers de réfugiés et de migrants », une arrivée massive stoppée en 2016 en échange d’une aide financière européenne de 6 milliards d’euros. La chancelière n’a aucune envie que la Turquie rouvre le robinet pour faire pression sur les Européens. En outre, elle doit compter sur la présence sur son territoire d’une communauté turque de 2,5 millions de personnes qui soutient massivement Erdogan. La Chancelière a aussi une étroite conscience de la place particulière qu’occupe ce pays sur l’échiquier européen : membre de l’OTAN, comme la plupart des pays européens, une organisation à laquelle tient l’Allemagne, elle est liée par une union douanière aux Vingt-sept depuis 1996 (et est le cinquième partenaire commercial de l’Union) et elle est toujours engagée dans un processus d’adhésion à l’Union même s’il est de facto gelé depuis 2017. Bref, la Turquie, même agressive, reste un partenaire essentiel de l’Union. L’inverse est d’ailleurs vrai : il suffit de rappeler que 60% des investissements en Turquie proviennent de l’Union.
« Cependant, et c’est nouveau, Angela Merkel reconnait en privé qu’il y a un problème turc et qu’on s’est collectivement trompé en croyant qu’Erdogan allait faire rentrer l’islam politique dans le rang démocratique, ce qui est déjà beaucoup », analyse un diplomate. « Alors que des pays comme l’Espagne, Malte et dans une moindre mesure l’Italie refusent de le voir ». En réalité, ces pays, tout comme les institutions communautaires, estiment que l’attitude des Grecs est « trouble » et qu’il ne faut pas « tomber dans leur jeu », comme l’explique un fin connaisseur bruxellois de la Turquie : « de facto, ce pays n’a pas de ZEE à cause des nombreuses îles grecques qui se trouvent à quelques encablures de ses côtes. Ce n’est pas pour rien qu’elle pas signé le traité sur la limite de eaux territoriales et qu’elle estime donc qu’elle est dans son droit en cherchant à exploiter ces gisements gaziers ou en se créant un couloir maritime à travers les eaux crétoises pour se rendre en Libye ». Bref, pour lui, il faudrait trouver un point d’entente avec la Turquie, par exemple en associant la partie turque de Chypre à l’exploitation du gaz. Mais il reconnait « qu’il faut être deux pour négocier et qu’Ankara n’est pas prêt à entrer dans des négociations ».
Autant dire que l’Union n’aura d’autres choix que d’adopter une série de sanctions, sans doute lors du sommet européen du 24 septembre prochain : « en l’absence de progrès (…), nous pourrions établir une liste de nouvelles mesures restrictives », a menacé vendredi 28 août l’Espagnol Josep Borrell, le ministre des Affaires étrangères de l’Union évoquant « la frustration grandissante » des Vingt-sept face aux provocations d’Ankara. Ce sera en réalité la seconde fois que la Turquie sera sanctionnée : elle l’avait déjà été en juillet 2019 à la suite, déjà, de ses incursions dans les eaux territoriales grecques et chypriotes. À l’époque, l’aide à la préadhésion de 4,454 milliards d’euros pour la période 2014-2020 avait été diminuée de 145 millions, les prêts de la Banque européenne d’investissement réduit et la négociation d’un accord de « ciel ouvert » stoppé. Ce qui n’a manifestement eu aucun effet. Cette fois, l’Union pourrait encore revoir à la baisse ses aides financières, frapper des entreprises et des individus engagés dans les activités de forage, interdire l’accès de ses ports aux navires turcs ou encore sanctionner des secteurs entiers de l’économie turque. Quant à une interruption définitive des négociations d’adhésion demandée en mars 2019 par le Parlement européen, elle n’est pas à l’agenda : « il faudra le faire, mais lorsque le calme sera revenu. Aujourd’hui, ce serait offrir une victoire à Erdogan qui pourrait dire que c’est bien la preuve que les Européens se moquent de la Turquie », explique un responsable européen. Mais il est plus que douteux que ces prudentes sanctions suffisent à freiner les appétits du président turc , tout le monde en a conscience à Bruxelles.