Mon édito dans «la faute à l’Europe», sur France Info.
Vous ne voulez pas accueillir de demandeurs d’asile ? Alors vous pouvez oublier Schengen. Vous contestez les valeurs européennes ? Alors vous vous passerez de l’argent européen ! C’est, brutalement résumé, la menace qui pèse sur les Etats d’Europe centrale et orientale, mais aussi les Etats dirigés par des forces « populistes » qui semblent avoir oublié que l’Union donne certes des droits, mais implique aussi des devoirs.
Hier, en clôture du sommet informel de Salzbourg, en Autriche, qui n’a strictement marqué aucun progrès ni sur le Brexit ni sur la politique d’immigration et d’asile, Emmanuel Macron a brutalement haussé le ton. Il s’en est violemment pris à « ceux qui expliquent : moi, j’aime l’Europe quand elle me donne de l’argent, quand elle permet la prospérité à mon peuple, quand elle permet à mes travailleurs d’aller mieux gagner leur vie dans des pays voisins. Mais, chez moi, pas un seul migrant, pas un seul réfugié ». Pour le président de la République, « les pays qui ne veulent pas davantage » de contrôle commun des frontières extérieures de l’Union ou de « solidarité » dans la gestion des flux migratoires « sortiront de Schengen ». « Les pays qui ne veulent pas davantage d’Europe, ils ne toucheront plus les fonds structurels ».
La France est loin d’être la seule à durcir le ton : l’Allemagne l’a fait avant elle. On assiste, en réalité, à une rupture profonde entre l’Est (les Baltes sont un cas à part) et l’Ouest qui pourrait déboucher sur remise en cause de l’intégrité de l’Union. Constrairement à ce qu’espéraient les promoteurs du grand élargissement de 2004, non seulement la greffe entre l’Est et l’Ouest n’a pas prise, mais on constate aujourd’hui un véritable rejet : la crise des migrants l’a mis à jour tout comme la lente dérive vers des régimes illébéraux. Mais ce n’est pas la seule ligne de fracture qui menace l’Union : la droite radicale, l’extrême droite et les néo-fascistes font parti de majorité de gouvernement en Autriche, en Belgique, en Italie et au Danemark : ces pays n’hésitent pas à préconiser des « solutions » au problème migratoire qui violent le droit européen, international et humanitaire, par exemple en demandant le refoulement immédiat dans le pays de départ des étrangers sauvés en Méditerranée. Des forces xénophobes que la cohérence n’étouffe pas : ainsi l’Italie est du côté de l’Allemagne et de la France pour réclamer la répartition des demandeurs d’asiles, mais du côté de la Hongrie et de la Pologne pour refuser l’accueil des migrants (afin de faire le tri entre les immigrants et les réfugiés) sur son sol. « L’Italie est représentative de ces nouvelles forces politiques : on rejette l’Union tout en faisant appelle à elle, car elles savent qu’elles ne peuvent pas s’en passer en réalité ».
Plus grave encore : les démagogues sont en train de miner le fonctionnement même de l’Union qui repose sur le respect du droit et de la parole donnée. Ainsi, les pays d’Europe de l’Est refuse d’appliquer le règlement de 2016 sur la répartition des demandeurs d’asile ainsi que l’arrêt de la Cour de justice leur donnant tort. Bruxelles n’ayant pas de force de police, elle est désarmée. Ces pays considèrent aussi qu’ils ne sont pas tenu par les engagements pris par leur chef de gouvernement lors des conseils européens. Ainsi, les ministres de l’intérieur de la Hongrie, de la Pologne ou de l’Italie refusent de mettre en musique les décisions du conseil européen de juin sur la gestion des débarquements en Méditerranée… Bref, il y a le feu à la maison européenne.
D’où la volonté de Macron et de ceux qui restent attachés au projet européen et au modèle démocratique libéral de porter le fer contre les « populistes » qui remettent en cause les valeurs et le projet européens, et ce, en prévision des prochaines élections au Parlement européen en mai 2019. « La crise que l’Europe vit ces 10 dernières années, c’est une crise existentielle, la capacité à savoir si le projet politique conduit par les pères fondateurs, qui a consisté à savoir conjuguer les intérêts nationaux pour définir quelque chose de plus grand, peut toujours prévaloir », a résumé le chef de l’Etat français à Salzbourg.
La Commission a déjà proposé, au printemps dernier, qu’à partir de 2021, l’octroi des aides européennes (jusqu’à 4 % du PIB des pays d’Europe de l’Est) soit conditionné au respect de l’Etat de droit. Emmanuel Macron et Angel Merkel vont plus loin en demandant que la libre circulation de Schengen soit réservée aux seuls pays qui respecteront la politique commune d’immigration et d’asile, une politique qui pourrait devenir une « coopération renforcée ». Ce qui reviendrait de facto à créer deux Europe. L’une solidaire, l’autre limitée à un simple marché.
N.B.: article paru dans Libération du 21 septembre
Photo: France Info
La relocalisation obligatoire des demandeurs d’asile est un échec. Adopté en 2015, en pleine crise des réfugiés, sur proposition de la Commission, afin de soulager les pays de la ligne de front, le règlement européen s’est heurté au refus à la fois des pays d’Europe centrale de prendre leur part du fardeau et des demandeurs d’asile peu désireux de se retrouver dans un pays qu’ils n’avaient pas choisi. Sur les 100 000 demandeurs d’asile qui auraient dû être relocalisés, 35 000 l’ont effectivement été après 3 ans, et seuls la Finlande, la Lettonie, le Luxembourg et l’Irlande ont atteint la moitié du quota qui leur était alloué.
Autant dire que l’adoption d’un régime permanent de relocalisation en cas de crise prévue par le projet de réforme du règlement de Dublin sur le pays responsable du traitement d’une demande d’asile a peu de chance d’être adoptée. Pour sortir de cette impasse, Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS, professeur invité à Yale (États-Unis) et l’un des meilleurs spécialistes de l’immigration, propose, dans un article publié dans la Revue des droits de l’homme (cosigné par Pierre Auriel), de sortir du juridisme pour réintroduire du politique dans la gestion des crises migratoires. Pour lui, c’est le seul moyen de rendre effective l’exigence de solidarité. Entretien.
Un certain nombre d’États européens refusent par principe la relocalisation obligatoire des demandeurs d’asile. Comprenez-vous leur attitude ?
Même si les dispositions des traités européens permettent un tel mécanisme obligatoire, l’on ne pouvait régler la crise selon les mêmes mécanismes que, par exemple, en cas de surproduction de lait en imposant des quotas. Car il y a une dimension humaine et des aspects de souveraineté nationale qu’on ne peut ignorer. La commission a gagné devant la Cour européenne de Justice, mais les Etats n’appliquent pas sa décision. C’est donc l’impasse. Or, il y a la possibilité de faire autre chose que la relocalisation obligatoire, et cela immédiatement, sans changer les traités, les règlements ou le droit européen.
C’est-à-dire ?
Il faut rétablir une forme de logique dans la gestion des réfugiés. En temps normal, le système du règlement de Dublin sur le pays responsable du traitement d’une demande d’asile doit continuer à s’appliquer. En clair, c’est le premier pays d’accueil qui doit instruire la demande d’asile. En cas d’afflux massif, par exemple en Grèce, la Commission devra faire appel aux Etats volontaires, prêts à fournir soit une aide financière, soit des garde-frontières et des garde-côtes, soit du personnel pour aider au traitement des demandes d’asile conformément à la convention de Genève. Cet appel officiel à la solidarité des États membres créera un débat politique dans chacun d’entre eux et dans les sociétés civiles. C’est seulement ensuite, si l’aide est insuffisante, que la Commission pourra passer à l’étape de la contrainte, celle-ci étant d’autant mieux justifiée qu’elle sera motivée par l’incapacité des Etats à se mobiliser volontairement.
Donc la Commission en gérant la crise migratoire par la règle sans faire appel au débat politique a commis une erreur ?
La Commission s’est trompée en oubliant qu’avant la contrainte elle disposait d’un outil juridique d’appel au volontariat qui aurait permis d’informer les citoyens européens, d’instaurer un débat politique et favoriser ainsi la prise de conscience collective de la situation en Grèce ou en Italie qui aurait peut-être permis de traiter la crise sans vouloir imposer la contrainte. Si elle l’avait utilisé, je suis certain qu’il y aurait eu des mobilisations dans tous les États, y compris en Hongrie, pour que l’on vienne en aide aux pays de premier accueil. Cela aurait fait bouger les lignes.
Ne faudrait-il pas aussi impliquer la communauté internationale ?
C’est ce que nous proposons en cas d’appel à la contrainte. La crise de l’ampleur de celle de 2015, n’était pas une crise européenne, mais une crise humanitaire mondiale. Imaginons que la Grèce n’ait pas été alors dans l’Union : elle aurait fait appel à l’ONU pour qu’on lui vienne en aide et il y aurait eu une mobilisation internationale sans en passer par la contrainte. Si l’Europe ne peut pas faire au moins ce qu’aurait fait le conseil de sécurité qu’elle le saisisse ! Quand il y a eu la crise des boat people vietnamiens, on n’a pas laissé les voisins de ce pays gérer seul le problème. Dans le cas syrien, il aurait fallu impliquer, au-delà de nos voisins immédiats, les États responsables de la situation dans la région : les États-Unis, l’Australie, l’Arabie Saoudite, la Russie, etc. Quand tous les grands du monde sont réunis, chacun faisant quelque chose, ils ont plus de chance d’entraîner les Européens réticents.
Il est question de sanctionner financièrement les États européens qui refuseraient d’appliquer la relocalisation obligatoire des demandeurs d’asile. Est-ce une bonne idée ?
Rentrer dans une logique de sanctions, c’est prendre le risque de renforcer Viktor Orban, le Premier ministre hongrois. Il faut rétablir le prima du politique, ce qui permettra de mobiliser les sociétés civiles européennes y compris la société hongroise. il faut aussi qu’en cas de crise humanitaire, l’Union se comporte en acteur majeur de la politique internationale. Ce que nous proposons peut-être mis en application demain. Cela éviterait de se lancer dans une réforme générale du droit d’asile qui, à court et même moyen terme, a peu de chance d’aboutir. Et cela permettrait de sortir de l’impasse.
N.B.: entretien paru dans Libération du 21 septembre
Le vendredi 29 mars 2019 à 23 heures, heure de Londres, le Royaume-Uni quittera l’Union. Voilà la seule chose certaine que l’on sait à propos du Brexit, puisqu’il figure dans une loi britannique qu’il sera très difficile de modifier. Pour le reste, c’est toujours la confusion du côté britannique deux ans et demi après le référendum du 23 juin 2016 et un an et demi après le début officiel des négociations. « Même si les droits des citoyens ou le règlement de la facture du départ ont été actés, on en est toujours au point de départ pour le reste : les questions centrales du marché intérieur et de la frontière entre les deux Irlande ne sont toujours pas réglées et un « no deal » par accident est de plus en plus possible, ce qui serait catastrophique pour le Royaume-Uni et une mauvaise chose pour l’Union », explique un diplomate d’un grand pays, puisque toutes les relations seraient interrompues d’une seconde à l’autre. Et, comme prévu, aucun progrès n’a eu lieu au cours du sommet informel de Salzbourg de mercredi et de jeudi.
Or l’horloge tourne de plus en plus vite : « si d’ici le 15 novembre, il n’y a pas d’accord, le gouvernement britannique nous a expliqué qu’il ne pourrait pas être prêt dans les temps, vu le nombre de lois qu’il doit faire adopter avant le 29 mars », poursuit le diplomate déjà cité. Le Polonais Donald Tusk, le président du conseil des chefs d’État et de gouvernement, a déjà prévu un sommet extraordinaire début novembre, en plus du conseil européen ordinaire des 19 et 20 octobre, afin d’essayer de parvenir à un accord à l’arraché.
Le problème fondamental est que Londres n’a toujours pas compris ou admis que c’est elle qui part : « depuis le début de cette affaire, on a l’impression que c’est l’Union qui quitte le Royaume-Uni », s’amuse un diplomate français. Or, dès le départ, les Vingt-sept ont établi la règle du jeu : il n’est pas question que Londres se retrouve dans la même situation qu’avant le Brexit ou qu’elle bénéficie des avantages du marché unique et de l’union douanière sans en supporter les contraintes. Or, quand May appelle les Européens à « faire un effort », c’est en réalité ce qu’elle leur demande : « depuis deux ans, les Britanniques nous proposent des solutions qui sont incompatibles avec nos règles », s’agace un haut fonctionnaire. Ainsi pour l’Union, il est hors de question de saucissonner le marché intérieur en acceptant une libre circulation des marchandises, des services et des capitaux, mais pas des personnes.
De même, il n’est pas question qu’un accès total au marché intérieur des marchandises puisse se faire sans respecter l’ensemble des normes réglementaires de l’Union, ce que souhaite pourtant la Grande-Bretagne. Même chose pour l’union douanière : Londres propose d’y rester afin de résoudre le problème de la frontière irlandaise, mais veut négocier librement des accords commerciaux avec les pays tiers. En fait, « les propositions britanniques reviennent toujours à leur donner un avantage par rapport à leur situation actuelle », résume un diplomate.
Le problème pour Theresa May est que, si les États européens sont divisés sur à peu près tous les sujets, ils sont unis sur le Brexit. Personne, et notamment pas l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et le Danemark, ne veut lui faire le moindre cadeau, à la fois pour décourager ceux qui pourraient être tentés par un « exit » finalement pas si catastrophique, mais aussi pour éviter de donner à la Grande-Bretagne un avantage compétitif. « Il y avait deux solutions simples écartées d’emblée par le gouvernement britannique, explique un diplomate : soit le modèle norvégien, c’est-à-dire l’accès total au marché intérieur en respectant l’ensemble de nos règles, soit l’accord de libre-échange classique ». C’est pour cela que les négociations sont dans une impasse dont on ne voit pas l’issue. La France, prudemment, va demander une loi d’habilitation au Parlement pour promulguer les ordonnances nécessaires pour limiter les effets d’une rupture brutale en cas de « no deal ». De fait, du jour au lendemain, les entreprises britanniques ne pourront plus exercer leur activité dans l’Union, les avions britanniques avoir accès au ciel unique européen, les contrôles aux frontières seront rétablis, etc.. Un précipice vers lequel la Grande-Bretagne fonce tout droit.
N.B.: article publié dans Libération du 20 septembre