Que reste-t-il du couple franco-allemand ? Peu de chose. Depuis que la République de Berlin a succédé à la République de Bonn, l’Allemagne se désintéresse de la France : elle ne l’ignore pas, ce serait difficile, mais elle ne tient plus compte de ce qu’elle dit. Cet inexorable éloignement a un corollaire : elle ne s’intéresse à l’Europe qu’à condition qu’elle soit allemande, c’est-à-dire qu’elle serve ses intérêts. En 1953, Thomas Mann appelait ses concitoyens à aspirer à une Allemagne européenne et non à une Europe allemande. Mais il n’aurait pu imaginer qu’au XXIe siècle, l’histoire accoucherait d’une « Allemagne européenne dans une Europe allemande », comme l’a dénoncé le philosophe Ulrich Beck.
Emmanuel Macron fait l’expérience depuis deux ans de l’hubris allemande, tout comme ses prédécesseurs avant lui : son discours de la Sorbonne de septembre 2017 dans lequel le chef de l’État détaillait son projet de relance de l’Europe est resté lettre morte. En dépit de ses efforts répétés, il s’est heurté à un constant « nein » de la chancelière allemande : pas de fédéralisation de la zone euro, pas de circonscription électorale paneuropéenne, pas de taxe GAFA, etc. Sa dernière tentative en date, sa lettre aux « citoyens européens » du 4 mars, a été balayée cinq jours plus tard par la successeure désignée de Merkel, Annegret Kramp-Karrenbauer (dite AKK) qui, elle aussi, a pris la plume.
Le point central de cette lettre est la défense de l’intergouvernementalisme, un changement complet de doctrine pour les chrétiens-démocrates allemands jusque-là attachés au fédéralisme. La République de Berlin a manifestement pris goût à cette Europe des Etats qui donne une prééminence mécanique au pays le plus puissant, en l’occurrence l’Allemagne, alors que le fédéralisme donne le pouvoir à des organes qui ne sont pas contrôlés par les gouvernements, à l’image de la Banque centrale européenne.
À partir de cette prémisse, AKK écarte logiquement la création d’un budget de la zone euro, même alimenté par des ressources nouvelles, celle d’un parlement de la zone euro et bien sûr celle d’un gouvernement de la zone euro. La solidarité financière n’est pas à l’ordre du jour pas plus que le « bouclier social » proposé par Macron : que chacun gère au mieux ses affaires internes et tout ira bien dans le meilleur des mondes.
Il est vrai qu’elle ne dit pas non à tout ce que propose Macron. Mais il ne faut se tromper : si AKK se montre intéressée par l’Europe de la défense, c’est parce que Berlin sait que les États-Unis se désengagent du continent européen et qu’elle a besoin du savoir-faire français. De même, si elle partage la volonté du chef de l’État de renforcer le contrôle aux frontières ou de relancer l’harmonisation fiscale, c’est parce qu’il y va de l’intérêt de l’Allemagne.
À l’image de Staline qui affirmait : « ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable », la présidente de la CDU estime que la France devrait renoncer à accueillir le Parlement européen à Strasbourg, pour centraliser toutes les institutions à Bruxelles. Mais bien sûr pas question que la BCE quitte son siège de Francfort. De même, elle ferait bien main basse sur le siège permanent de la France au conseil de sécurité de l’ONU en proposant de l’européaniser. On est presque soulagé qu’AKK ne demande pas le transfert de la tour Eiffel à Berlin !
Photo Bernd von Jutrczenka. dpa. AFP
N.B.: article paru dans Libération du 25 mars
Le Fidesz du Premier ministre hongrois, Viktor Orban, est « suspendu » du Parti populaire européen (PPE), et ce, au moins jusqu’aux élections européennes du 26 mai prochain. Ainsi en a décidé ce mercredi, à Bruxelles, « l’Assemblée politique » de ce parti qui regroupe 70 formations conservatrices provenant de 40 pays de la grande Europedans une résolution adoptée par 190 voix contre 3. Ce vote quasi-unanime, y compris les voix du Fidesz…, montre qu’il s’agit d’une sanction a minima dont le but principal est d’enlever une épine du pied au PPE à deux mois d’élections européennes très disputées : désormais, il sera plus difficile de reprocher aux conservateurs leur indulgence face aux dérives illibérales d’Orban.
Surtout, cette décision évite d’insulter l’avenir, les conservateurs sachant parfaitement qu’ils auront besoin de toutes les voix possibles s’ils veulent conserver, en juin, la présidence de la Commission. Se couper d’Orban en l’expulsant, c’était se priver de ses douze ou treize eurodéputés, et prendre le risque de voir d’autres partis d’Europe de l’Est le suivre. Comme l’a reconnu benoitement l’Allemand Manfred Weber, le patron du groupe politique du PPE au Parlement européen et candidat à la succession de Jean-Claude Juncker, « je suis heureux de clôturer cette affaire (…) et de pouvoir enfin commencer ma campagne électorale ».
La fin de cette suspension, qui reste une première dans l’histoire du PPE, interviendra sans doute au lendemain des élections européennes, même si elle dépend formellement d’un « comité de surveillance » composé de l’ancien président du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement, le Belge Herman Van Rompuy, de l’ancien président du Parlement européen, l’Allemand Hans-Gert Pöttering, et de l’ancien chancelier autrichien, Wolfgang Schüssel qui est chargé de s’assurer que l’Etat de droit et les valeurs du PPE sont respectées en Hongrie. Le PPE demande aussi à Orban de s’excuser pour ses attaques contre l’actuel président de la Commission (il s’est déjà excusé d’avoir traité les partis demandant son exclusion « d’idiots utiles » de la gauche) et d’autoriser à nouveau l’Université d’Europe centrale créée en 1991 par le milliardaire américain d’origine hongroise, George Soros. On peut d’ores et déjà parier que ce « comité » saura ménager la chèvre et le choux.
C’est une affaire a priori anodine qui a déclenché cette crise. Un campagne d’affichage, désormais terminée, du Fidesz montrant Jean-Claude Juncker, le président de la Commission et membre éminent du PPE, rigolant et grimaçant avec, en arrière-plan, l’ennemi juré d’Orbán, le milliardaire juif américain George Soros, ce qui suggère qu’il tire les ficelles de sa marionnette. Le slogan figurant sur l’affiche accusait « Bruxelles » de vouloir ouvrir grand les portes de l’UE à l’immigration (musulmane). C’est non seulement faux, mais l’affiche dégageait un fort relent antisémite devenu habituel dans la Hongrie d’Orban. Ulcérés, 13 parties conservateurs provenant de dix (petits) pays ont demandé son expulsion ou au moins sa suspension du PPE : « en réalité, les partis qui veulent se débarrasser du Fidesz sont ceux dont la campagne européenne est perturbée par la présence dans nos rang d’un parti autoritaire », résume Alain Lamassoure, eurodéputé du PPE (ex-LR).
De fait, le très autoritaire Orbán a fait bien pire depuis son retour au pouvoir en 2010 : il a porté atteinte à l’indépendance de la justice, remis en cause la liberté de la presse, maltraité les migrants, placé sous tutelle l’université, insulté ses partenaires… Le PPE a certes régulièrement froncé les sourcils, mais le Premier ministre hongrois a su faire quelques concessions, sans rien céder sur l’essentiel. Mais à l’approche des européennes, la présence du Fidesz devenait de plus en plus gênante : comment expliquer que le PPE n’est pas la droite radicale dès lors qu’elle accueille un parti autoritaire ? Ce n’est pas un hasard si le 12 septembre dernier, 116 eurodéputés du PPE, dont Manfred Weber, sur les 218 membres du groupe, ont voté en faveur de l’activation de l’article 7 du traité européen qui permet de sanctionner un pays qui viole les valeurs européennes. Un vote qui n’engage à rien, puisque l’ouverture effective de cette procédure doit être décidée par 22 Etats sur 28…
Comme à chaque fois qu’il est mis en cause par ses pairs européens, le Premier ministre hongrois a fait le déplacement pour se défendre. D’entrée, il a fait monter les enchères en menaçant de quitter purement et simplement le parti si une suspension était décidée. Assistant à cette réunion à huis clos, la Finlandaise Aura Salla, a tweeté qu’Orban a assuré que les accusations portées contre lui étaient des « fake news » et qu’il se contentait de défendre les valeurs du PPE. Seuls les Italiens de Forza Italia, les Slovènes, les Tchèques et les Roumains ont pris sa défense. Le vote final et le fait qu’Orban n’ait pas mis à exécution sa menace de claquer la porte montrent que des assurances ont été données sur le caractère très provisoire de cette sanction…
On peut comprendre les hésitations du PPE à se débarrasser d’Orban. En effet, d’autres partis d’Europe de l’Est, qui partagent ses combats, pourraient le suivre et rejoindre l’ECR, le groupe fondé par le PiS polonais (Droit et Justice) et les conservateurs britanniques. C’est le rêve de la Ligue italienne qui est prête à abandonner le Rassemblement national de Marine Le Pen jugé trop infréquentable à Bruxelles. Ce séisme donnerait naissance à une grande formation de droite radicale et eurosceptique à la droite du PPE et ancrerait définitivement le Fidesz dans le camp des ennemis de l’Europe. Bref, entre la morale et la real politik, le PPE a choisi ? Un point de vue largement partagé par les socialistes et les libéraux qui accueillent en leur sein des formations tout aussi sulfureuses (les socialistes roumains ou les Espagnols de Ciudadanos qui s’allient avec l’extrême droite de Vox) : une expulsion du Fidesz les aurait contraint à faire, eux aussi, le grand ménage au risque de grossir les rangs des eurosceptiques…
Photo: Francisco Seco. AP
N.B. Article paru dans Libération du 21 mars
L’actualité communautaire reste mal aimée et maltraitée par les télévisions, le média d’information privilégié de près de la moitié des Français. A deux mois des élections européennes, l’étude de la Fondation Jean-Jaurès publié lundi 18 mars confirme que la télé est toujours aussi mal à l’aise face à l’objet politique non identifié qu’est l’Union européenne : manque d’incarnation par des personnalités connues, trop technique, pauvre en images, n’intéressant pas «le» téléspectateur… toutes les excuses pour ne pas l’aborder y passent.
Résultat : «L’UE, ses institutions, son action ou encore ses relations avec ses Etats membres, sont mentionnées dans 2,7 % des sujets diffusés à l’antenne. Un résultat qui chute à 1,9 % si l’on fait exception d’Arte. […] Autrement dit, les journaux télévisés étudiés de TF1, France 2, France 3, Canal + et M6 ont diffusé en 2018 une proportion de 4 sujets évoquant l’actualité de l’Union tous les 200 sujets passés à l’antenne.» Le pompon est décroché, sans surprise, par TF1 : en 2018, son 20 heures, le plus regardé de France, «a diffusé 87 sujets sur les enjeux communautaires au sein d’un corpus total de 6 056 sujets, ce qui représente 1,4 % de sujets relatifs à l’Union européenne».
Une dernière place qui se confirme lorsqu’on élargit l’étude aux magazines d’information sur dix ans : «France 5 et France 2 se détachent avec 443 et 389 émissions lors desquelles on a abordé l’actualité de l’Union, suivies d’Arte avec 380 émissions. Canal + est la première des chaînes privées (48 émissions), suivie par TF1 (17 émissions) et M6 (3 émissions).» Un constat désespérant, car l’Union du XXIe siècle n’a plus rien à voir avec celle des années 60 : euro, politique économique et budgétaire, immigration, libre circulation, coopération policière et judiciaire, défense, politique étrangère et, bien sûr, les classiques marché intérieur, agriculture, aides régionales, les décisions qui se prennent à Bruxelles affectent fortement la vie quotidienne des citoyens européens.
Mais les télés généralistes préfèrent parler des Etats-Unis, même si leur système institutionnel et aussi étrange que celui de l’UE : «Entre 1995 et 2014, […] la couverture des présidentielles américaines a généré 2 674 sujets, soit le double du corpus consacré au scrutin européen. La seule année 2008, avec l’élection d’Obama, a amené à la réalisation de 914 sujets de JT.» L’UE bénéficie d’un traitement équivalent à celui de l’ONU, c’est dire : toutes chaînes confondues, «avec 146 sujets, les Nations unies font […] l’objet d’une couverture équivalente à celle accordée conjointement au Parlement européen et à la Commission». Et quand ils traitent de l’Europe, c’est de préférence par le biais national : Macron à Bruxelles ou nos fromages menacés par l’Europe, voilà qui est censé parler à la «ménagère de moins de 50 ans».
Or l’un des enjeux des européennes sera la désignation du président de la Commission, qui influencera fortement les politiques communautaires jusqu’en 2024. Problème : les candidats«sont apparus en 2018 exclusivement dans des sujets diffusés par Arte Journal. Les téléspectateurs des JT de TF1, France 2, France 3, Canal + et M6 n’auront eu à l’écran aucune mention de l’action des candidats européens qui sollicitent aujourd’hui leurs suffrages, malgré l’exercice de fonctions élevées dans le jeu démocratique européen».
Déjà, en juin 2005, le rapport rédigé par le député Michel Herbillon et intitulé «La fracture européenne» pointait cette faillite télévisuelle : «L’offre, peu visible en «temps ordinaire», croît sensiblement en période électorale, pour de nouveau s’effacer au lendemain des échéances.» Quatorze ans après le référendum sur le traité constitutionnel européen, qui a révélé à la fois un fort intérêt et une forte méconnaissance des Français sur les questions européennes, rien n’a changé.
S’agit-il d’une spécificité française ? En grande partie. Il suffit de comparer la présence des télévisions à Bruxelles, capitale de l’Union, pour comprendre qu’il y a un problème : sur 1 000 journalistes accrédités, TF1 n’a aucun correspondant salarié, pas plus que Canal +, France 2 en a un, France 3 un aussi. Arte a ouvert un poste en octobre dernier, normalement jusqu’aux élections européennes, mais une partie des responsables de la chaine espère obtenir sa pérennisation. Et, en dehors d’Euronews, aucune chaîne d’information en continu (BFM, LCI, CNews, France 24) n’a de correspondant salarié, même si elles traitent davantage de sujets européens que leurs consœurs généralistes.
En revanche, ARD, la première chaîne allemande (en audiences), vient de construire un immeuble à Bruxelles pour accueillir ses 20 correspondants permanents et ses studios maison. La BBC a son principal bureau à l’étranger non pas aux Etats-Unis mais à Bruxelles, et envisage même d’y transférer son siège après le Brexit… Manifestement, ces grandes chaînes sont parvenues à résoudre l’équation de la complexité, de l’absence d’image, de la faible incarnation et du soi-disant désintérêt des téléspectateurs. Les patrons des chaînes françaises devraient peut-être s’inspirer des étranges lucarnes étrangères.
Infographie: Julie Guillot
N.B.: Article paru dans Libération du 18 mars