Mon enquête sur le suicide de Laura Pignataro publié vendredi 15 mars a suscité une réaction particulièrement brutale de la Commission. Vendredi à midi l’exécutif européen a publié un long communiqué en trois langues (anglais, français, allemand) pour contester notre enquête, un fait sans précédent, celui-ci se contentant de commentaires oraux en cas de désaccord. Mieux : le compte officiel de la Commission l’a frénétiquement tweeté en réponse aux internautes mentionnant notre enquête. Lundi matin, rebelote, après la publication sur ce blog de la version longue de mon enquête: mise à jour du communiqué précédent et intervention sur Twitter.
Pourquoi un tel branle-bas de combat ? Sans doute parce que mon article expliquait le rôle clef joué par cette haute-fonctionnaire italienne, directrice au service juridique, dans la gestion du « Selmayrgate », le scandale ayant suivi la nomination au poste de secrétaire général de la Commission de l’Allemand Martin Selmayr, ancien chef de cabinet de Jean-Claude Juncker, le président de la Commission. Je révélais en particulier qu’elle avait été la « gorge profonde » de la médiatrice européenne à qui elle a transmis l’ensemble des échanges de mails internes démontrant que cette nomination était illégale.
Une enquête «inhumaine et au-delà de l’imaginable»?
Dans son communiqué, la Commission tonne : « les affirmations et les insinuations faites dans cet article sont inacceptables, malveillantes et irrespectueuses - en particulier vis-à-vis de la victime et de sa famille - mais également vis-à-vis de la Commission en tant qu’institution, à un moment où le Président et cette institution mènent des négociations très délicates dans le cadre d’une procédure d’une importance cruciale pour notre Union ». Autrement dit, elle estime que les journalistes ne doivent plus enquêter tant que le Brexit dure… Une conception étrange de la liberté de la presse. De même, elle affirme que j’aurais « utilisé une tragédie personnelle », ce qui est « simplement inhumain et au-delà de l’imaginable ». « Utilisé », mais pourquoi faire ? Ce n’est pas précisé. Qu’est-ce qui est « inhumain » ? Le fait de décrire l’atmosphère régnant au sein de la Commission depuis que Selmayr a pris ses fonctions ou simplement de s’interroger sur les causes d’un suicide qui n’est pas un acte anodin ?
De quel droit la Commission se permet-elle de qualifier un travail journalistique d'«inhumain (...) au delà de l’imaginable»? A-t-elle conscience de la portée de ces mots qui semblent plus adaptés pour décrire un génocide. Manifestement, quelqu’un a perdu le contrôle de ses nerfs au 13ème étage du Berlaymont, là où se trouvent les bureaux de Selmayr et de Juncker.
Détournement des moyens de la Commission
Il est aussi pour le moins choquant que les moyens de l’institution soient ainsi mobilisés pour défendre un fonctionnaire: un communiqué officiel (les commissaires l’ont-ils approuvés), des fonctionnaires mobilisés, des traducteurs mis au travail en pleine nuit... Lorsque j’ai accusé en 1998 Edith Cresson, alors commissaire européenne, de prévarication, jamais la Commission n’a publié de communiqué officiel pour la défendre. Et lorsqu’elle m’a attaqué en diffamation (procès dont elle s’est désisté après la chute de la Commission Santer en mars 1999), l’institution ne l’a pas soutenu. Le détournement des moyens de la Commission au profit d’un eurocrate est d’autant plus étonnant qu’il n’est accusé de rien dans mon article.
Il est frappant de constater que le communiqué, tout à sa défense de Selmayr, ne s’intéresse absolument aux causes du suicide de Laura Pignataro, comme si cela n’avait aucune importance. Or il y a beaucoup de suicides à la Commission et notamment au service juridique. Pourquoi ne pas ordonner une enquête pour en connaître les raisons? Ce désintérêt assumé n’est-il pas «inhumain» et n’en dit-il pas long sur la gestion des ressources humaines à Bruxelles?
Pour le reste, exactement comme lors de mes enquêtes qui ont révélé le Selmayrgate, la Commission dément tout ce qu’elle peut démentir et se prend les pieds dans le tapis. Je maintiens évidemment en bloc mon enquête.
Précisons d’abord que j’ai posé par écrit toutes les questions abordées par mon article et qu’elle a systématiquement refusé d’y répondre. Je peux publier l’ensemble des mails si nécessaire.
Mensonges à tous les étages
Dans son communiqué, elle affirme que le secrétaire général n’a rencontré Laura Pignataro « qu’à deux reprises » et n’a pas eu d’autres contacts avec elle. Curieux alors que c’est lui qui l’a nommé à son poste (normalement, c’est le président qui aurait dû l’interviewer, mais Juncker a déléguer cette tâche à son chef de cabinet, Selmayr, ce qui pose question sur la validité de cette nomination puisque le chef de cabinet n’est pas une autorité administrative). Je confirme aussi qu’il l’appelait régulièrement comme le prouve le fait qu’il l’ait chargé de préparer son parachutage à Washington puis à Londres.
La tentative de démentir que la directrice ait été l’informatrice de la médiatrice est pathétique : Selmayr, après avoir menti au Parlement, aurait fourni de lui-même les mails l’incriminant comme semble l’affirmer le communiqué ? Nier qu’il y ait eu une réunion le 2 avril parce que c’était un « lundi de Pâques » alors que la Commission confirme celle du 24 mars qui a eu lieu un… samedi est pour le moins ridicule. De même, nous maintenons que le directeur général du service juridique a bien quitté la réunion du 24 mars. Quant à l’absence de conflits d’intérêts, la réponse de la Commission laisse sans voix : « Martin Selmayr a contribué à élaborer les réponses le concernant pour s’assurer qu’elles soient complètes et exhaustives. Il n’a certainement pas dicté les réponses. » Quand on sait qu’il est le vrai patron de l’institution et qu’il fait et défait les carrières, cela prête à sourire. Ce qui est intéressant, dans cette réponse, est que la Commission reconnait par écrit la présence de Selmayr. L’occasion peut-être de demander au médiateur européen s’il n’y a pas là une prise illégale d’intérêts?
Dernier point surréaliste : « le Secrétaire général avait l’intention d’envoyer une lettre personnelle de condoléances à la famille de la défunte, mais s’est abstenu de le faire suite à l’avis explicite du Directeur général du Service juridique, qui a souligné l’existence de circonstances personnelles délicates ». Donc, on ne consulte pas le service juridique avant de nommer le secrétaire général, comme le confirme le communiqué, mais on lui demande la permission d’envoyer des condoléances ?
N.B.: version longue de mon article paru dans Libération du 19 mars.
Photo: Albert Facelly