Les vingt-huit chefs d’État et de gouvernement de l’Union ont négocié toute la nuit de dimanche à lundi, en vain. Ils se sont séparés à midi sans parvenir à un accord sur le nom de celui qui devra succéder à Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission européenne, alors qu’ils alignent déjà deux sommets de rang sur le sujet, les 28 mai et 20 juin. Ils se retrouveront demain matin à Bruxelles pour essayer d’accoucher d’un compromis avant l’élection du nouveau président du Parlement qui doit avoir lieu mercredi à Strasbourg. « Un échec qui donne une très mauvaise image de l’Europe » s’est agacé Emmanuel Macron, le chef de l’État français.
Ce n’est pas la première fois que les Européens doivent s’y reprendre pour désigner les patrons des différentes institutions : cela a notamment été le cas en 1995, en 2004 et en 2014. Et plus le nombre de pays et de postes augmente, plus l’équation se complique. Pourtant, en marge du G20 d’Osaka de la fin de semaine dernière, Angela Merkel et Emmanuel Macron, qui s’affrontaient jusque-là, sont parvenus à s’entendre, ce qui levait une énorme hypothèque sur l’issue du sommet de dimanche. La chancelière allemande, à la suite d’une rencontre mercredi dernier à Berlin avec son compatriote Manfred Weber, le candidat des conservateurs du PPE, Annegret Kramp-Karenbauer, la patronne de la CDU et le Français Joseph Daul, président du PPE, a suggéré, à la grande surprise de son homologue français, de nommer le Néerlandais Frans Timmermans, actuel vice-président de la Commission chargé de l’État de droit et surtout tête de liste des socialistes européens, président de l’exécutif européen.
Manoeuvre brillante
Autrement dit, elle renonçait à revendiquer ce poste pour le PPE qui considérait pourtant qu’il lui revenait de droit puisqu’il a obtenu une majorité relative lors des élections européennes du 26 mai. Mais il est vrai que, faute d’une majorité qualifiée au sein du Conseil européen (55 % des États représentants 65% de la population) et d’une majorité absolue au Parlement, les groupes socialiste, centriste de Renouveler l’Europe et Vert refusant de voter en sa faveur, la candidature du Bavarois Manfred Weber, président du groupe politique du PPE, n’avait plus aucune chance d’aboutir.
La France, en particulier, a fait valoir depuis longtemps que l’homme n’avait pas la carrure suffisante pour occuper un tel poste, puisqu’il n’a jamais exercé la moindre fonction ministérielle et qu’il ne parle pas français. En outre, Paris, comme d’autres capitales, juge que les Allemands sont surreprésentés au sein des institutions communautaires et qu’il n’est pas nécessaire d’accroitre leur influence. Enfin, nommer un PPE, marqué très à droite qui plus est, Weber étant membre de la CSU, serait ne pas « tenir compte » du résultat des élections, comme l’exigent les traités : certes, les conservateurs sont arrivés en tête, mais ils perdent 36 sièges par rapport à 2014 et ils ne sont victorieux que dans 14 pays sur 28 et dans un seul grand Etat, l’Allemagne. Partout ailleurs, on a assisté à une percée des libéraux, des centristes et des verts, ce qui a rendu numériquement impossible la reconduction de la coalition PPE-socialiste au sein du Parlement qui, depuis 1984, permettait de se répartir les postes…
En se ralliant à Timmermans, Merkel a effectué une manœuvre plutôt brillante afin de sauver le système des têtes de liste (« Spitzenkandidaten »), quitte à abandonner temporairement le contrôle que le PPE exerce depuis 1995 sur la Commission (à l’exception de la période 1999-2004). Ce faisant, elle reconnait aussi qu’il ne s’agit pas d’un scrutin majoritaire à un tour à la britannique où le parti arrivé en tête rafle tout, mais d’un scrutin proportionnel nécessitant de trouver une majorité. Comme le fait remarquer un diplomate, Juncker a perdu le pouvoir au Luxembourg en 2013 alors qu’il avait gagné les élections, un cas de figure fréquent dans les démocraties à scrutin proportionnel. Or si Weber n’a aucune chance de parvenir à réunir une majorité au Conseil et au Parlement, ce n’est pas le cas du socialiste néerlandais.
Le PPE implose
Pour Emmanuel Macron, ce compromis est acceptable, puisque Timmermans a non seulement une expérience ministérielle, il parle français, mais surtout il est proche du centre. En outre, tous les partis ont compris la leçon qu’il leur a infligée depuis un mois : le système des Spitzenkandidaten ne survivra que si des listes transnationales voient le jour. Elles permettront, en effet, aux têtes de liste de se faire élire par l’ensemble des citoyens européens et non pas seulement dans leur pays d’origine, ce qui donnera une légitimité à l’ensemble et obligera les chefs d’État et de gouvernement à se plier au résultat des élections. Ces listes permettront aussi de limiter la mainmise du PPE, l’équilibre actuel des forces politiques dans l’Union garantissant à sa tête de liste (désignée par quelques apparatchiks du parti) d’être nommée automatiquement président de la Commission. Autrement dit, si Macron a eu la tête de Weber, Merkel a maintenu sous respiration artificielle les Spitzenkandidaten. Il a aussi été convenu à Osaka que les centristes hériteraient de la présidence du Conseil européen (pour le libéral belge Charles Michel), le PPE devant se contenter du poste de ministre des Affaires étrangères de l’Union et de la présidence du Parlement pour Manfred Weber (pour deux ans et demi, le mandat étant divisé en deux, mais personne n’a exclu qu’il puisse être reconduit).
Mais les autres chefs de gouvernement du PPE ne l’ont pas entendu de cette oreille. Lors d’une rencontre précédent le début du sommet, dimanche après-midi, Merkel a présenté sa proposition de compromis, puis s’est éclipsé sans chercher à convaincre, sans doute trop habitué à ce que tout le monde lui obéisse au doigt et à l’œil. Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, pourtant « suspendu » du PPE, a sonné la charge : pas question de renoncer à la présidence de la Commission et de se contenter du poste de ministre des Affaires étrangères et d’une demi-présidence du Parlement. Trop humiliant alors qu’actuellement les conservateurs contrôlent le Conseil européen (Donald Tusk), la Commission (Jean-Claude Juncker) et le Parlement (Antonio Tajani). Sans compter que les pays d’Europe de l’Est, en particulier le groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, Tchéquie et Slovaquie), mais aussi la Roumanie (pourtant sociale-démocrate), s’opposent par principe à la nomination du vice-président sortant de la Commission qui a osé batailler contre les atteintes qu’ils portaient à l’État de droit…
À partir de là, tout a dérapé. Car le PPE a omis un point : certes il n’y pas de majorité sans lui, mais il ne forme pas non plus une majorité à lui seul ou même avec une seule autre force politique. C’est le cas au Parlement, où le soutien de ses fidèles alliés socialistes ne suffit pas à former une majorité, mais aussi au Conseil européen : désormais, il y a un équilibre quasi parfait entre le PPE (9 sièges), les sociaux-démocrates (8 sièges, qui ont fait un retour en force dans la péninsule ibérique et dans les pays nordiques), et les libéraux-centristes (7 sièges, les autres n’appartenant à aucun groupe politique). Et ces lignes sont brouillées selon que l’on soit de l’Est ou de l’Ouest ou plus ou moins eurosceptique. « On a en réalité assisté à un morcellement du PPE, les socialistes (à l’exception de la Slovaquie et de la Roumanie) et les libéraux-centristes étant demeurés relativement unis », raconte un négociateur. « On a vu une nouvelle génération du PPE, comme la Lettonie, la Croatie et l’Irlande, vouloir faire la peau de l’ancêtre Merkel en lui refusant son compromis », poursuit-il : « en fait, le PPE n’étant plus hégémonique, il n’est plus un lieu de pouvoir et donc n’intéresse plus autant les dirigeants qu’auparavant, ce qui pousse les dirigeants à défendre une vision très nationale ».
Tusk à la ramasse
À cela s’est ajoutée la gestion catastrophique du Conseil par Donald Tusk, son président, qui a mal préparé son sommet en ne renonçant pas à faire le déplacement d’Osaka. Il a enchainé les bilatérales et les multilatérales depuis 18h dimanche soir, en limitant les sessions plénières. « Au bout d’un moment, il faut passer au vote quand on voit qu’il n’y a pas de minorité de blocage », s’énerve un diplomate européen. « On a été bloqué par quatre ou cinq PPE plus l’Italie qui ne sait pas très bien ce qu’elle veut ». « On a à un moment été très proche d’un accord », a reconnu Emmanuel Macron à l’issue du sommet.
La dernière tentative de compromis soumise aux Vingt-huit par Tusk, en milieu de matinée, proposait Timmermans à la Commission, la conservatrice bulgare et proche de Viktor Orban, Kristalina Gorgieva, ancienne commissaire et actuel numéro 2 de la Banque Mondiale, au Conseil européen, la libérale danoise Margrethe Vestager ou le libéral belge Charles Michel au poste de ministre des Affaires étrangères ou de 1ervice-président. Et Manfred Weber et le libéral belge Guy Verhofstadt se partageraient la présidence du Parlement européen. D’autres noms sont toujours dans la boucle et pourraient surgir demain : la ministre de la Défense allemande Ursula von der Leyen (qui pourrait être nommée ministre des Affaires étrangères), le slovaque Maros Sefcovic, commissaire européen depuis 2009 (1ervice-président), ou même le Français Michel Barnier, actuel négociateur du Brexit (président de la Commission). « Cela peut aller très vite mardi matin si Tusk place chacun devant ses responsabilités », estime un diplomate français.
Reste que le paquet qui se dessine confirme la marginalisation des grands pays qui n’obtiendrait aucun poste clef, même si l’Allemagne pourra se consoler avec une demi-présidence du Parlement, voire le poste de ministre des Affaires étrangères. La France, elle, ne désespère pas d’obtenir la présidence de la Banque centrale européenne, le successeur de Mario Draghi devant être nommé à la rentrée au plus tard. La domination de l’Union par les petits États est désormais assumée et les régimes illibéraux d’Europe de l’Est montrent toute leur capacité de nuisance dans les équilibres européens.
Lors du Conseil européen consacré à la nomination du successeur de Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, qui s’est achevé lundi midi, plusieurs chefs d’État et de gouvernement ont expressément demandé le départ de Martin Selmayr, le tout puissant secrétaire général de l’exécutif européen. C’est une première, car les chefs n’ont pas l’habitude d’interférer aussi ouvertement dans les affaires internes des institutions. Mais cet Allemand, proche de la CDU-CSU, en agissant comme s’il était le véritable patron de la Commission et en multipliant les coups tordus, a fini par hérisser beaucoup de monde.
Promouvoir la candidature de Plenković
Sa tentative de promouvoir la candidature du Premier ministre croate, Andrej Plenković, 49 ans, patron du HDZ, le parti conservateur nationaliste fondé par le sulfureux Franjo Tudman, et à ce titre membre du PPE, n’a guère été goutée par les chefs qui n’aiment pas qu’on interfère dans leurs affaires. Le nom du Croate est, en effet, brutalement apparu dans quelques journaux lors du sommet du 20 juin comme candidat de compromis : « on sait que cela vient de Selmayr. Comme avec Juncker, il veut chevaucher quelqu’un de faible qui le maintiendra en poste pour gérer la maison », s’agace un diplomate européen. A chaque interruption de séance, on voit Selmayr se précipiter vers le Premier ministre croate et le chauffer comme un entraineur de boxe. Plenkovic a même lâché devant ses partenaires sidérés : « Merkel est le passé, j’ai l’avenir à construire »... Selmay prépare son coup depuis quelques mois en soutenant en sous-main la Croatie dans son différend frontalier avec la Slovénie voisine.
L’affaire remonte à 1991, lors de l’éclatement de la Yougoslavie. Les deux nouveaux pays ne sont pas d’accord sur le tracé de la frontière maritime de la baie de Piran qui est le seul endroit permettant à la Slovénie d’avoir accès aux eaux internationales, une question qui ne se pose pas pour la Croatie qui dispose d’une longue côte maritime. Devant la mauvaise volonté de Zagreb, Ljubljana, membre de l’Union européenne depuis le 1erjanvier 2004, utilise son droit de véto pour freiner le processus d’adhésion de son voisin. Finalement, la Croatie accepte en 2009 une procédure d’arbitrage, ce qui lui permettra de rejoindre l’Union en janvier 2013.
Finalement, à l’issue d’un long processus, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye accorde le 29 juin 2017 à la Slovénie la souveraineté sur la majeure partie de la baie et donc un accès à l’Adriatique, et ce, à compter du 29 décembre 2017. Mais Andrej Plenković , au pouvoir depuis octobre 2016, déclare immédiatement qu’il tient ce jugement pur nul et non avenu. La Commission appelle immédiatement, le 4 juillet 2017, les deux partis à se conformer au jugement. Le service juridique de l’exécutif européen estime même, lors de cette réunion du collège des commissaires, que l’Union doit faire respecter le droit international public dont fait partie cet arbitrage. Ce qui est logique, car cela va permettre d’appliquer les règles de la politique commune de la pêche aux deux pays (respect des quotas notamment). Mais rien n’y fait : Plenković continue de violer l’arbitrage en faisant escorter ses bateaux de pêche par sa police dans les eaux slovènes.
La Commission se range aux côtés de la Croatie
La Slovénie, furieuse, on la comprend, demande à la Commission d’agir et de poursuivre la Croatie devant la Cour de justice de l’Union européenne. Or, celle-ci ne bouge pas. C’est Martin Selmayr, secrétaire général de la Commission depuis mars 2018, qui en donne l’ordre : or, aucune procédure ne peut être ouverte sans sa bénédiction. La Slovénie décide donc d’agir seule en juin 2018 : elle saisit la Cour de justice européenne pour violation des règles de la politique commune de la pêche par la Croatie. La Commission refusant de donner son avis, toujours sur ordre de Selmayr, la Cour lui adresse un questionnaire, une démarche rarissime puisque l’exécutif est normalement toujours présent dès qu’il y a un litige entre États membres, surtout de cette importance.
Et la semaine dernière, en plein processus de négociation pour la succession de Juncker, Selmayr donne à nouveau l’ordre, sans en référer au collège des commissaires, de soutenir la Croatie, c’est-à-dire de remettre en cause le jugement arbitral pourtant approuvé par la Commission en juillet 2018… Et par l’un de ces hasards de l’histoire, le nom de Plenković apparait au même moment dans la presse comme candidat possible de compromis pour la présidence de la Commission. Une candidature baroque : peut-on nommer à la tête d’une institution gardienne des traités un homme qui ne respecte pas le droit international ? Et peut-on laisser au secrétariat général un autre homme qui ne s’embarrasse pas lui non plus du droit dès lors qu’il s’agit de rendre service à ses amis comme vient de le rappeler le 18 juin la Cour de justice ?