L’Allemagne doit remballer sa vignette frappant les seuls voitures et camions étrangers (jusqu’à 130 euros par an). Dans un arrêt de principe, rendu le 18 juin en « grande chambre », sa formation la plus solennelle, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) considère que ce péage constitue une claire violation d’un principe de base de l’Union, la non-discrimination fondée sur la nationalité. Dans cette affaire, ce n’est pas seulement Berlin qui reçoit une leçon, mais aussi la Commission Juncker qui avait décidé de ne pas poursuivre l’Allemagne alors qu’elle est censée être l’inflexible « gardienne des traités ».
Cette vignette discriminatoire, dont le principe a été voté par le Parlement allemand en mai 2015, est un cadeau d’Angela Merkel à la CSU, la branche bavaroise de la CDU, qui en avait fait un argument électoral pour le moins choquant, la pollution ou l’usure des infrastructures n’étant pas seulement le fait des non-Allemands… Face aux hurlements de la France, des Pays-Bas ou encore de l’Autriche, la Commission a envoyé le 18 juin 2015 une lettre au gouvernement allemand exigeant des explications. Peu convaincue par ses réponses, elle a saisi en septembre 2016 la CJUE pour obtenir l’annulation de cette mesure. Mais, à la suite de quelques modifications de détails de la loi allemande, et alors que le fond discriminatoire demeurait, la Commission décide, le 17 mai 2017, de classer cette affaire, laissant pantois tous les connaisseurs du droit européen.
Furieuse de voir ses transporteurs et automobilistes ainsi rançonnés, l’Autriche décide de saisir la Cour de Luxembourg. Mais comme l’article 259 du traité sur le fonctionnement de l’Union (TFUE) lui en fait l’obligation, elle saisit d’abord la Commission. Une réunion de conciliation entre Vienne et Berlin est organisée à Bruxelles le 31 août et… rien. Alors qu’elle a l’obligation de rendre un « avis motivé » dans les 3 mois, la Commission fait la morte. Qu’importe, « l’absence d’avis ne fait pas obstacle à la saisine de la Cour », comme le précise le traité. Et il ne s’agit pas d’un simple retard administratif : elle s’est abstenue d’intervenir devant la CJUE, alors qu’il s’agit d’une question de principe. C’et sans doute ce qui explique que les juges européens aient décidé de se réunir en « grande chambre » : leur arrêt de principe est une vraie piqûre de rappel destinée à une Commission (et à son service juridique) qui semble avoir oublié ses fondamentaux.
Les juges européens notent que, certes, tous les véhicules sont censés payer cette « redevance d’utilisation des infrastructures », mais ceux qui sont immatriculés en Allemagne bénéficient d’une exonération d’un montant équivalent sur la taxe sur les véhicules automobiles »… En clair, « la charge économique de cette redevance ne repose, de facto, que sur les propriétaires et les conducteurs des véhicules immatriculés dans un État membre autre que l’Allemagne », ce qui constitue « une discrimination indirecte en raison de la nationalité et une violation des principes de la libre circulation des marchandises et de la libre prestation des services » susceptibles de rendre moins compétitifs, via l’augmentation des prix du transport, les produits et les services provenant d’un autre pays de l’Union.
Ce n’est pas la première fois que la Commission se fait taper sur les doigts pour sa trop grande compréhension des intérêts allemands. Ainsi, en plein « dieselgate », elle a adopté en avril 2016 un règlement dit « d’exécution », c’est-à-dire ne nécessitant pas l’approbation du Parlement européen et des États, soi-disant pour mettre en œuvre la nouvelle procédure d’homologation des véhicules en condition de conduite réelle. Et en toute simplicité, il autorise les diesels à dépasser le niveau maximal autorisé pour les émissions d’oxydes d’azote de 2,1 fois le seuil réglementaire de 8O mg/km en vigueur depuis le 1er septembre 2014, renvoyant sa pleine application à 2023. Le but ? Blanchir les constructeurs automobiles allemands. Furieuses, les villes de Paris, Bruxelles et Madrid ont demandé aux juges européens de l’annuler ce que le Tribunal de l’UE a fait le 13 décembre 2018 en jugeant que la Commission n’avait aucune compétence pour modifier seule un texte législatif…
Dans ces deux cas, c’est l’Allemand Martin Selmayr, alors chef de cabinet - de Jean-Claude Juncker, le président de la Commission - devenu en sus secrétaire général de la Commission en mars 2018 - qui était à la manœuvre… Est-ce un hasard si c’est le même Selmayr qui a poussé l’exécutif européen à se lancer, en dépit de l’avis négatif de la France, dans la négociation d’un accord commercial avec les États-Unis afin d’éviter que les automobiles produites outre-Rhin soient surtaxées ? Tout comme il pousse à une conclusion précipitée, d’ici à la fin de la semaine, de l’accord commercial avec le Mercosur qui sacrifie les intérêts agricoles français sur l’autel de l’industrie automobile allemande… Bref, la Commission Juncker n’est plus la gardienne des traités européens, mais des seuls intérêts allemands.
C’est une belle victoire pour Emmanuel Macron et une défaite en rase campagne pour Angela Merkel. Les Vingt-huit dirigeants européens, réunis hier soir à Bruxelles, ont acté le décès du système des « Spitzenkandidaten » (tête de liste) que le Président français combattait depuis deux ans, alors que la Chancelière allemande le défendait bec et ongles. Exit donc l’Allemand Manfred Weber de la CSU bavaroise, tête de liste du PPE (conservateurs), le Néerlandais Frans Timmermans, tête de liste socialiste, et la Danoise Margrethe Vestager, tête de liste libérale : aucun d’eux ne succèdera à Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission européenne. « Il n’y a eu de majorité sur aucun candidat. Nous nous retrouverons le 30 juin », à 18h, a constaté vers 2 heures du matin, vendredi, Donald Tusk, président du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement. « Je constate avec un certain plaisir, satisfaction, oui bonheur, qu’il n’est pas si facile de me remplacer » a ironisé Juncker….
Le Canada Dry de la démocratie
Pour Macron, les Spitzenkandidaten sont à la démocratie ce que le Canada Dry est à l’alcool : une simple apparence, puisque les têtes de liste sont désignées par les seuls partis européens et ne sont pas élues par l’ensemble des citoyens européens, mais seulement par ceux du pays dans lequel elles se présentent. Surtout, l’automaticité imposée par le Parlement européen en 2014 revient en fait à abandonner la présidence de la Commission au PPE pour longtemps, la droite étant assurée de conserver la majorité relative qui est la sienne dans l’Union depuis vingt ans…
Le chef de l’État français a donc proposé, en 2017, de corriger ce système qui donne trop de pouvoirs aux apparatchiks des partis européens, et surtout aux partis nationaux qui les contrôlent (la CDU-CSU allemande alliée au PP espagnol dans le cas du PPE), en créant une liste transnationale pour laquelle l’ensemble des citoyens européens voteraient (chacun disposerait donc deux voix, une pour une liste nationale, l’autre pour la liste transnationale). Dans ce cas la personnalité arrivée en tête aurait la légitimité démocratique pour prétendre au poste de président de la Commission. Mais le Parlement européen a rejeté cette proposition en 2018 à l’instigation de la CDU allemande qui n’avait aucune envie de perdre la main sur le processus de désignation de président de la Commission et de s’en remettre à la volonté populaire. Dès lors, pour Emmanuel Macron, il fallait revenir à la lettre des traités qui donne un pouvoir de proposition au Conseil européen, le Parlement ratifiant ou non ce choix.
Les socialistes espagnols intransigeants
Le choix de Manfred Weber par le PPE et le résultat des élections européennes ont servi les desseins du Président français. En effet, Weber est un politicien nettement sous-dimensionné pour le poste, puisqu’il n’a à son actif que la présidence du groupe PPE au Parlement, et est totalement inconnu des chefs d’État et de gouvernement. En outre, il est Allemand, à un moment où la surreprésentation germanique dans les institutions communautaires commence à faire débat. Enfin, pour la première fois, le couple infernal conservateurs/socio-démocrates qui fait la pluie et le beau temps dans l’Union depuis 1984, n’a pas obtenu la majorité absolue, ce qui a fait entrer dans la danse les ex-libéraux rebaptisés « Renouveler l’Europe » (RE), où siège La République En Marche, et les Verts.
En clair, le PPE, certes arrivé en tête aux élections du 26 mai, doit désormais obtenir l’appui de trois autres groupes pour espérer imposer son candidat au Conseil européen, une tâche impossible. Il a tout fait pour obtenir la signature d’un accord programmatique entre les conservateurs, les socialistes, les centristes et les écologistes avant le début du sommet d’hier, ce qui lui aurait permis d’affirmer qu’il avait une majorité derrière lui. Mais ses partenaires ont refusé de lui faciliter la tâche. Même les socialistes, qui servent pourtant de marche-pieds à la droite depuis vingt ans, ont annoncé hier qu’ils ne soutiendraient pas Weber, à l’image du SPD allemand, qui gouverne pourtant avec Angela Merkel. Il faut dire que le rapport de force au sein du groupe social-démocrate (S&D) a changé depuis que les Espagnols le dominent de la tête et des épaules, comme le montre l’élection d’une Espagnole à sa tête en lieu et place d’un Allemand. Or, Pedro Sanchez, le chef du gouvernement espagnol a montré à plusieurs reprises qu’il n’avait aucune intention de faciliter la tâche de la droite, que ce soit chez lui ou en Europe. Une attitude intransigeante qui a surpris tant au Parlement qu’au Conseil européen, les Européens ayant perdu l’habitude de socialistes défendant pied à pied leurs convictions…
Un nouveau sommet le 30 juin
Bref, dès avant le Sommet, les jeux étaient faits : aucune majorité au Parlement derrière Weber, aucune majorité au Conseil européen, une dizaine de pays soutenant fermement Macron. Il n’y avait non seulement pas de consensus, mais même pas de majorité qualifiée (55 % des États représentants 65 % de la population) pour soutenir Weber. Ce qui n’a pas empêché la Chancelière allemande de faire de la résistance, elle qui, en 2014, était pourtant farouchement opposée au Spitzenkandidaten à la différence de la France, alors dirigée par François Hollande, qui y voyait un progrès démocratique… Elle a non seulement compris depuis l’intérêt d’un système contrôlé par son propre parti, mais elle a aussi cherché à faire monter les enchères afin d’arracher la présidence de la Banque centrale européenne (BCE) pour le patron de la Bundesbank, le très rigide Jens Weidmann qui a été son conseiller économique. On ne sait si elle a obtenu des assurances sur ce point ou si elle a dû se rendre à l’évidence, mais elle a fini par lâcher Weber. Lors de sa conférence de presse, elle a reconnu que le système des Spitzenkandidaten n’avait de logique que dans le cadre d’une liste transnationale et qu’elle espérait qu’elle serait créée pour les élections de 2024. Il aura donc fallu en passer par un bras de fer pour que la chancelière se range aux arguments de Paris.
L’Élysée voit avec satisfaction la chorégraphie se dérouler exactement comme il le prévoyait. Désormais, les Vingt-huit ont une semaine pour trouver un nom susceptible de recueillir une majorité au Parlement européen dont la session constitutive aura lieu le 2 juillet à Strasbourg avec l’élection de son président. Le portrait robot du successeur de Junker se précise : ce devra être une personnalité de centre droit, c’est-à-dire PPE, mais pas trop, déterminée à approfondir l’Union et, enfin, connue des chefs d’État et de gouvernement. Ils ne sont pas légion à remplir ces critères. Michel Barnier, le négociateur du Brexit ? Parfait pour le rôle, mais trop vieux pour la Chancelière. Christine Lagarde, la directrice générale du FMI qu’Angela Merkel aime bien ? Son nom revient en force. Une fois le président de la Commission désignée, les autres fonctions (présidence du Conseil européen et du Parlement européen, ministère des Affaires étrangères et, même si le poste ne fait pas directement parti du mercato, présidence de la BCE) permettront de satisfaire chacun : équilibre idéologique, géographique et de genre.
Angela Merkel affiche sa tête des mauvais jours. La chancelière allemande sait, à l’issue du sommet post-élections européennes convoqué ce 28 mai à Bruxelles, que son poulain, le Bavarois Manfred Weber, patron du groupe politique PPE (conservateurs) du Parlement européen, n’a plus guère de chance de devenir le prochain Président de la Commission. Une grosse déconvenue pour un pays qui estime que son tour est venu puisqu’aucun de ses ressortissants n’a occupé ce poste depuis Walter Hallstein (1958-1967). Angela Merkel, qui n’a pas l’habitude qu’on lui refuse quelque chose dans l’Union, se fait menaçante : « il faudra trouver un nom qui fasse consensus » entre les chefs d’État et de gouvernement « ce qui nous permettra d’agir sans créer de blessures ». À défaut, prévient-elle, « cela risquera de bloquer le cadre financier 2021-2027 », c’est-à-dire le budget communautaire qui doit être adopté à l’unanimité et dont l’Allemagne est la première contributrice…
Appétit féroce
La chancellerie allemande a même fait comprendre à ses interlocuteurs français, Emmanuel Macron étant à la manœuvre pour barrer la route de Weber, qu’elle mettrait en retour son veto à la nomination du Français Michel Barnier, 68 ans, parce qu’il est temps de passer le flambeau à une autre génération. Le message a bien été reçu à Paris : si un Allemand tombe, un Français suivra. Une logique nationaliste, où les compétences ne jouent plus aucun rôle, qui effraie Daniel Cohn-Bendit, proche de Macron et ancien eurodéputé écologiste : « si on entre dans une guerre des drapeaux, ce sera catastrophique pour l’avenir de l’Union ». Les ambitions germaniques ne s’arrêtent pas à la Commission : Berlin lorgne aussi la Banque centrale européenne (BCE), le mandat de son président, Mario Draghi, arrivant à échéance en novembre. Après un Néerlandais, un Français et un Italien, ne serait-ce pas là aussi le tour d’un Allemand ?
Cet appétit féroce commence à indisposer sérieusement nombre de ses partenaires, au premier rang desquels la France, qui prend tardivement conscience de l’imperium germanique qui s’est subrepticement mis en place à l’occasion de la crise de la zone euro (2009-2012). C’est en effet à ce moment-là que la République de Berlin a pris conscience de sa force, rien ne pouvant se décider dans les domaines économiques et budgétaires sans elle et surtout contre elle. Tous les mécanismes créés pour résoudre cette crise l’ont donc été aux conditions allemandes, c’est-à-dire qu’ils sont restés intergouvernementaux afin de lui donner un pouvoir de blocage (via son Bundestag). Surtout, la conception allemande de ce qu’est une bonne politique économique et budgétaire est devenue le mantra de la zone euro via la réforme du Pacte de stabilité. Bref, les clefs de la zone euro sont désormais entre les mains des Allemands.
Maillage étroit
Pour s’assurer un contrôle de la machine européenne, la CDU allemande et, dans une moindre mesure, le SPD ont patiemment placé leurs ressortissants à tous les niveaux de pouvoir. Le Mécanisme européen de stabilité (MES capable d’emprunter 750 milliards d’euros pour aider un pays), la Banque européenne d’investissement, la Cour des comptes et le Conseil de résolution unique (union bancaire) sont présidés par des Allemands. Dans les autres institutions, ils sont au second rang, mais détiennent en réalité le pouvoir. Ainsi, au Parlement européen, le secrétaire général (Klaus Welle, en place depuis près de 10 ans) et son adjoint sont Allemands, tout comme celui de la Commission (Martin Selmayr) ou du Service européen d’action extérieur (Helga Schmid). Le président de la Commission lui-même, le luxembourgeois Jean-Claude Juncker, ne doit sa place qu’au soutien de la CDU-CSU allemande qui domine totalement le PPE (Selmayr étant un protégé du « parrain » du Parlement, Elmar Brok, un proche de la chancelière). Dans les services, ces Allemands placent des Allemands ou des « germano-compatibles » (culturellement proches d’eux) aux postes clefs : par exemple, au Parlement, la plus importante direction générale, celle qui coordonne les travaux législatifs, les Allemands occupent deux tiers des postes de directeurs et trois cinquièmes des postes de chefs d’unité…
Ce maillage extrêmement étroit explique notamment pourquoi les institutions européennes ne critiquent jamais l’Allemagne, dont le monstrueux excédent commercial (dû à la sous-évaluation de la monnaie unique) déstabilise la zone euro. Seul un budget de la zone euro permettrait de corriger ces déséquilibres, mais Berlin est allergique à toute solidarité financière : elle vient d’ailleurs de le tuer, au grand dépit d’Emmanuel Macron, en le réduisant à un simple instrument d’encouragement aux réformes structurelles, une obsession germanique.
Bref, si l’Allemagne demeure européenne, c’est parce qu’elle a façonné une « Europe allemande », selon l’expression du philosophe allemand Ulrich Beck, qui sert ses seuls intérêts. Or l’Union n’a pas été pensée pour assurer la domination d’un pays – et surtout pas de l’Allemagne. L’ancien ministre des Affaires étrangères, Joschka Fischer, mettait en garde Angela Merkel en 2012 contre cette hubris : « il serait à la fois tragique et ironique qu’une Allemagne unifiée provoque la ruine, par des moyens pacifiques et les meilleures intentions du monde, de l’ordre européen pour la troisième fois ». La bataille pour les postes européens met en lumière cette nouvelle question allemande.
N.B.: article paru dans Libération du 20 juin
Photo: SIPA press
Amélie de Montchalin, la jeune (34 ans) secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, un poste qu’elle occupe depuis mars dernier, explique à Libération pourquoi la France s’oppose à la nomination du conservateur allemand, Manfred Weber, à la présidence de la Commission.
Le PPE revendique le poste de président de la Commission européenne parce qu’il est arrivé en tête lors des élections européennes. Cette revendication vous parait-elle justifiée ?
Ce qui me parait injustifié, c’est de penser qu’il y a une automaticité entre un nombre de sièges acquis au Parlement qui ne représente pas une majorité absolue et la présidence d’une autre institution, la Commission. Les traités sont très clairs : c’est le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement qui propose, à la majorité qualifiée, au Parlement le nom d’une personne qui doit ensuite recueillir une majorité des députés européens. Or aujourd’hui, le paysage parlementaire est chamboulé : les socialistes du S&D et les conservateurs du PPE ne forment plus une majorité absolue à eux deux, les centristes et les verts sont renforcés. Ce résultat montre que les électeurs veulent des changements en matière d’environnement et de climat, d’Europe sociale, de protection des frontières, de défense, etc. Il faut donc d’abord faire un travail sur les projets européens que la Commission devra mettre en œuvre. Je ne pense pas que les électeurs auraient compris qu’au lendemain des élections on leur dise : vous avez refusé de reconduire le condominium conservateurs-socialistes, mais on va nommer le candidat des conservateurs comme s’il ne s’était rien passé. C’est pour cela que les vingt-huit ont mandaté Donald Tusk, le président du conseil européen, pour voir quelles étaient les ambitions du parlement et quelles étaient les personnes qui pouvaient recueillir une majorité afin de permettre aux chefs d’État et gouvernement de faire une proposition au Parlement.
Donc l’Allemand Manfred Weber, tête de liste du PPE, n’est pas la bonne personne ?
La clef est que le prochain président de la Commission réunisse une double majorité, au Conseil et au Parlement. Mais il faut éviter une double crise. D’une part au sein du Conseil, ce qui implique que les chefs d’État et de gouvernement parviennent à un consensus : le pire serait qu’on impose un candidat à un certain pays qui dès lors ne le percevraient pas comme légitime. D’autre part, entre le Conseil et le Parlement, ce qui implique un projet commun aux deux institutions. À partir de là, on trouvera la personne qui correspond à ce niveau d’ambition. Si on commence par poser la question en termes de personne, de nationalité, d’appartenance idéologique, on va dans le mur.
Le problème majeur va être de trouver le bon équilibre des genres, géographique et politique alors qu’il n’y a que quatre postes à pourvoir : présidence de Commission, du Parlement européen, du Conseil européen et le ministre des Affaires étrangères de l’Union.
La bonne nouvelle est que l’Europe est vaste et est portée par beaucoup de femmes et d’hommes politiques de premier plan. Le problème n’est donc pas le vivier. L’objectif de la France est que ces quatre leaders incarnent une vision européenne qui travailleront sur des objectifs concrets. Il faut sortir de la logique du plus petit dénominateur commun.
Reste que le PPE estime que la Commission lui revient de droit et que la CDU-CSU allemande revendique à la fois la présidence de la Commission et la Banque centrale européenne pour l’un des siens…
La question de l’influence allemande dans les institutions communautaires ne se pose pas vu le nombre de postes qu’ils occupent déjà à tous les niveaux. La France estime qu’il faut absolument éviter la confrontation des drapeaux qui serait la négation de l’idée européenne. La seule confrontation utile est celle des idées et des projets.
Lors du sommet européen du 28 mai, la chancelière allemande, Angela Merkel, a fait un lien entre la nomination du prochain président de la Commission et l’adoption du cadre financier pluriannuel 2021-2027. Cela ressemblait à une menace : si l’Allemagne n’approuve pas la décision prise, elle bloquera le budget européen…
Le budget est l’acte fondateur d’un projet politique. C’est pour cela que j’étais opposée, lorsque j’étais députée,à ce que l’on adopte ce cadre financier avant les élections européennes comme le souhaitaient la Commission ou l’Allemagne : si l’on veut stopper les populistes, il ne faut pas tout verrouiller avant que les citoyens se soient prononcés ! Le message aurait été désastreux : votez pour qui vous voulez, cela ne changera rien… Je ne mettrais donc pas en balance le budget avec la nomination du président, mais il y a un lien : si on porte un projet plan-plan, effectivement, il n’est pas nécessaire d’avoir un budget ambitieux. À l’inverse, si on défend un projet ambitieux pour la nouvelle législature, on devra avoir un budget à la hauteur de cette ambition.
Si le Parlement européen avait adopté la proposition française de créer une circonscription européenne, la question de la présidence de la Commission ne se poserait pas, puisque l’ensemble des citoyens européens auraient pu directement voter en faveur d’un(e) candidat(e).
Effectivement, on aurait pu avoir des personnalités qui auraient fait campagne au nom d’une famille politique dans les vingt-huit États membres et auraient recueilli des voix de l’ensemble des citoyens européens. Dans un tel cas, il n’y aurait rien de choquant à ce que la personne arrivée en tête soit automatiquement désignée président de la Commission. Or, aujourd’hui, ondit qu’un chef de parti qui a été choisi parmi les siens et qui n’a été élu que dans un seul pays a vocation à devenir automatiquement président.Cela ne peut pas fonctionner.
Une des conditions sine qua non pour être nommé président a toujours été que la personne désignée parle français et anglais. Déjà, François Hollande a abandonné cette exigence pour le président du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement.
Il est important que le multilinguisme mais aussi la présence du français perdure. L’Union n’est pas un projet jacobin où tout le monde parlerait la même langue et où toutes les institutions seraient regroupées dans la même ville. Cela doit se traduire concrètement dans l’usage des différentes langues de l’Union : le respect du multilinguisme a un sens politique. Mais est-ce que le français est une condition sine qua non ? Je ne peux pas dire, vu la complexité de ce qui nous attend, que nous mettrons notre veto à une personnalité qui ne parle pas notre langue. Il faudra tout au moins l’apprendre.
Le poids de la France à Strasbourg n’est pas celui qu’il devrait être puisque les Français ont élu 22 eurodéputés du Rassemblement national qui n’auront aucune influence. Concrètement, elle ne peut compter que sur 54 eurodéputés, soit le niveau de la Pologne et de l’Espagne…
Il y a aussi dans ces pays des députés qui n’appartiennent pas aux familles politiques qui ont été les plus actives au Parlement. Mais il est vrai que la France a perdu énormément de crédibilité et d’influence depuis 2014, lorsque le FN, dont la volonté de détruire l’Union n’est pas un mystère, est devenu la première délégation hexagonale. Or, les députés européens, bien sûr avec leurs différences idéologiques, portent les sensibilités françaises, par exemple sur l’économie de marché, sur la défense, sur la protection sociale, ce que ne peuvent pas faire les élus du Rassemblement national. Moins de députés français que l’on écoute, c’est moins d’influence française.
On vous a reproché de parler « d’équipe France »…
Je ne regrette pas le terme. Un député européen est à la fois ressortissant de son pays et d’une famille politique. Il est donc normal qu’il soit en lien avec son gouvernement pour connaitre sa position au Conseil des ministres avant de se prononcer comme il l’entend au Parlement. Il reste Français et il essentiel qu’il sache ce que fait son gouvernement, libre à lui de tenir compte de cette position ou non.
Il y a aujourd’hui un grave déséquilibre au sein des institutions communautaires au profit des ressortissants allemands.
Le nombre de Français dans l’encadrement supérieur des institutions est bien meilleur qu’on le pense souvent. Néanmoins, nous menons un double combat pour regagnerdavantage d’influence : pousser les Français à passer davantage les concours de la fonction publique européenne pour alimenter le vivier et valoriser le parcours européen effectué par des fonctionnaires français.
Les premiers pas de La République en Marche (LREM) au Parlement européen ont été pour le moins chaotiques, Nathalie Loiseau ayant dû renoncer à la présidence du groupe centriste « Renouveler l’Europe » parce qu’elle a donné d’elle une image arrogante et méprisante. Une erreur de casting ?
Nathalie Loiseau a fait un choix responsable pour servir notre projet européen : renoncer à briguer un poste politique au sein du groupe pour que les députés Renaissance augmentent leurs chances d’obtenir des postes stratégiques pour faire avancer nos priorités au Parlement européen, à la tête ou au sein des commissions. Notre ambition européenne n’est en rien entamée.
Êtes-vous prêt à siéger dans le même groupe que Ciudadanos qui s’allie avec l’extrême droite espagnole de Vox ?
L’alliance avec l’extrême-droite, même localement, n’est pas une option pour les démocrates progressistes que nous sommes. Notre position est claire. Ensuite, c’est une discussion dont le groupe « Renouveler l’Europe » est responsable.
N.B.: article paru dans Libération du 20 juin
Photo : Roberto Frankenberg
Le grand mercato européen sera-t-il bouclé au cours du sommet européen qui s’ouvre aujourd’hui à Bruxelles et se termine demain ? La mère de toutes les batailles sera la désignation du successeur de Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission. Ensuite, il sera plus aisé de remplir les autres cases : ministre des Affaires étrangères européen, présidence du Conseil européen (choisi par les seuls chefs) et enfin du Parlement (élus par les eurodéputés), ces fonctions étant des variables d’ajustement qui permettront de respecter la parité hommes-femmes (elle sera parfaite cette fois) ainsi que l’équilibre idéologique et géographique (est-ouest et nord-sud). Même si la présidence de la Banque centrale européenne sera traitée à part, les Vingt-huit l’auront à l’esprit pour soigner d’éventuels égos blessés. L’équation est tellement complexe que les chefs d’État et de gouvernement ont déjà bloqué dans leur agenda, au cas où, la date du lundi 1erjuillet…
« La première partie de l’exercice consistera à rayer des noms », explique un proche d’Emmanuel Macron. En clair, il s’agit d’en finir avec la candidature du Bavarois de la CSU Manfred Weber, la « tête de liste » du PPE (conservateurs). Le chef de l’État français est en effet totalement opposé au système des « Spitzenkandidaten » qui consiste à nommer automatiquement à la présidence de l’exécutif européen la tête de la liste arrivée en tête aux élections européennes. En l’occurrence, le PPE revendique le job puisqu’il reste le principal groupe du Parlement avec 179 eurodéputés (sur 751) devant les socio-démocrates (153) et « Renouveler l’Europe » (RE, ex-libéraux, 106 sièges). Si, en 2014, le Conseil (et François Hollande) avait accepté de nommer Jean-Claude Juncker, tête de liste du PPE, c’est parce que les socio-démocrates le soutenaient et qu’avec le PPE ils formaient une majorité absolue.
Cette fois, il n’existe aucune majorité derrière Weber. Les socialistes sont en effet lassé de servir de marche pied aux conservateurs. Ainsi, à Berlin, le SPD, partenaire de la CDU-CSU au sein de la grande coalition, a refusé que la chancelière le soutienne. Celle-ci est donc paralysée, ce qui fragilise encore plus la candidature du président du groupe PPE au Parlement.
Du côté de RE, où siègent les Français de Renaissance qui en forment l’ossature avec leurs 21 élus, on s’oppose frontalement au système des Spitzenkandidaten, même si la commissaire à la concurrence, la libérale danoise Margrethe Vestager est officieusement leur candidate. Tout comme la France, ce groupe estime que cette automaticité garantit au PPE la présidence de la Commission (qu’il a occupé entre 1995 et 1999 puis depuis 2004) pour longtemps. Et comme RE est désormais indispensable pour réunir une majorité, son poids est déterminant. En revanche les Verts (75 sièges), force d’appoint indispensable pour consolider une majorité, restent attachés à ce système et ils n’ont rien contre Weber dès lors qu’il s’engage à appliquer le contrat de grande coalition actuellement en négociation entre les conservateurs, les socio-démocrates, les centristes et eux…
« Le fait qu’un mois après les élections, il n’y ait toujours ni contrat de coalition ni majorité au Parlement en faveur de Weber montre que le système des Spitzenkandidaten n’est plus considéré comme évident par les parlementaires », souligne un diplomate de haut rang. De même, le sommet extraordinaire du 28 mai a montré qu’il n’y avait pas de majorité qualifiée (55 % des États représentants 65 % de la population) parmi les chefs d’État et de gouvernement, au moins dix pays, dont la France, s’opposant à sa candidature. En outre, beaucoup de pays considèrent qu’il y a déjà trop d’Allemands à la tête des institutions communautaires.
Ensuite viendra le tour du Spitzenkandidat arrivé second, en l’occurrence le socialiste néerlandais Frans Timmermans. Mais il se heurtera à une coalition des pays d’Europe centrale et orientale qui ne pardonnent pas à celui qui a été commissaire chargé de l’État de droit depuis 2014 ses critiques sur leurs dérives autoritaires. « À partir de là, ce sera au tour des candidats de second rang : Michel Barnier, Margrethe Vestager ou même Christine Lagarde », l’actuelle directrice générale du FMI, explique-t-on à l’Élysée. Si aucun de ces noms ne recueille un consensus, on entre dans une zone inconnue. « Il faut bien voir qu’à Vingt-Huit, on ne peut nommer que quelqu’un qui est connu personnellement des chefs d’État et de gouvernement, ce qui est le cas de Barnier ou de Lagarde, mais pas de Weber. On ne peut inventer une candidature en une nuit d’autant qu’il faut s’assurer du soutien du Parlement pour ne pas ouvrir une crise institutionnelle du plus mauvais effet ». Les Vingt-huit ont donc de quoi occuper leur nuit de jeudi…
N.B.: article paru dans Libération du 20 juin
Nathalie Loiseau a loupé son envol. Jeudi après-midi, la tête de liste « Renaissance » a dû renoncer à briguer la présidence de « Renouveler l’Europe » (RE), le tout nouveau nom du groupe politique « Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe » (ADLE), à cause du scandale provoqué par ses propos méprisants à l’égard de plusieurs de ses collègues et dirigeants européens. Une entrée en matière européenne catastrophique pour La République En Marche (LREM) d’autant plus fâcheuse qu’elle affaiblit par contrecoup Emmanuel Macron à un moment particulièrement délicat. En effet, les 20 et 21 juin aura lieu à Bruxelles un sommet, sans doute le premier d’une série, vu l’ampleur des désaccords, consacrés au mercato quinquennal de l’Union (présidence de la Commission, du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, du Parlement européen, ministère des Affaires étrangères de l’Union mais aussi présidence de la Banque centrale européenne) : l’arrogance affichée par Loiseau, sa protégée, ne peut que rejaillir sur lui et susciter la méfiance de ses partenaires.
C’est d’ailleurs le chef de l’État qui a décidé de la « débrancher », comme l’on dit dans son entourage. C’est la fuite de ses propos « off » (non attribuables) tenus devant une douzaine de journalistes qui a signé son arrêt de mort (Libération du 12 juin). Au cours d’un show de 45’, qui a laissé pantelants ceux qui y ont assisté, elle a affiché son arrogance, son mépris et surtout sa méchanceté à l’égard de ses partenaires. Surtout, l’ancienne ministre des Affaires européennes ne s’est nullement excusée, mais elle s’est enfoncée en niant les avoir tenus alors même que tous les journalistes présents les ont confirmés... Si à Paris, ses propos seraient sans doute passés inaperçus dans le flot de vacheries qui constitue le fonds de commerce de la vie politique hexagonale, ce n’est pas le cas à Bruxelles où la diplomatie est la colonne vertébrale de l’Union.
Loiseau n’a manifestement pas compris qu’un groupe politique du Parlement européen n’a rien à voir avec son équivalent français : il est constitué d’un agrégat de partis politiques dont la diversité idéologique, nationale et culturelle est tellement forte qu’elle interdit toute discipline de votes. Autrement dit, le président d’un groupe politique doit déployer des trésors de diplomatie pour tenir uni tout son petit monde. Loiseau, elle, s’est comportée comme si elle arrivait en territoire conquis : avant son « off » catastrophique, elle avait déjà expliqué aux fonctionnaires du groupe ADLE qu’ils n’étaient pas à la hauteur de la tâche qui les attendait et qu’elle avait bien l’intention de les remplacer par ses fidèles : « elle a diffusé une atmosphère de terreur », raconte un eurocrate. Un hubris d’autant plus hors de propos que même si la délégation LREM est numériquement la plus nombreuse du groupe, elle ne pèse que 21 députés sur 108, soit 20 %. En outre, le groupe centriste n’est que le troisième groupe par ordre d’importance au sein d’un Parlement qui compte 751 membres, derrière les conservateurs du PPE et les sociaux-démocrates. Bref, il est nécessaire de se faire des alliés afin de constituer des majorités : c’est exactement le contraire qu’a fait Loiseau, en croyant naïvement qu’un off devant plus d’une dizaine de journalistes avait une chance de tenir...
Cela étant, dès le départ, plusieurs éminences de LREM, n’ont pas caché leurs désaccords avec les ambitions de la tête de liste « Renaissance », car elles n’étaient pas persuadées qu’il était de leur intérêt de réclamer la présidence du groupe. En effet, en vertu des règles en vigueur, chaque délégation nationale a droit, en fonction de son poids, à un certain nombre de points et chaque fonction vaut un certain nombre de points. Or la présidence pèse lourd : ne valait-il pas mieux s’assurer une présidence de Commission, Pascal Canfin visant celle de l’environnement, ainsi que d’autres postes clefs (dont celui de coordinateur) ? Mais Loiseau n’a rien voulu entendre et, avant son faux pas, elle était quasiment assurée de l’emporter sur ses concurrents. Mais depuis, rien n’était plus acquis, les autres délégations nationales ayant fait monter les enchères pour prix de leur soutien. Au final, LREM risquait bien de se retrouver avec une présidence de groupe sans influence, Loiseau étant totalement démonétisée.
L’Élysée a donc décidé de trancher dans le vif. Cela s’est fait avec d’autant plus de facilité qu’elle n’a pas particulièrement brillé pendant la campagne : dans l’entourage du chef de l’État, on estime que seule l’implication personnelle de Macron a permis de limiter la casse (RN ne l’emporte qu’avec moins d’un point de différence). Reste que Loiseau est le choix personnel de Macron, ce qui montre encore une fois qu’il n’est pas un excellent DRH.
LREM ne présentera pas un autre candidat à la présidence du groupe qui pourrait échoir au Roumain Dacian Ciolos, ancien commissaire et ancien Premier ministre (il a effectivement été élu le 19 juin par 60 % des voix). Un épisode qui devrait ramener LREM a davantage de modestie.
N.B.: article paru dans Libération du 14 juin
Photo : Christophe Archambault. AFP
Nathalie Loiseau, dont la campagne européenne a déjà été laborieuse, est devenue un sérieux handicap pour Emmanuel Macron à l’heure où se joue la délicate répartition des postes au sein des institutions communautaires. La tête de liste de « Renaissance » a réussi l’exploit de se mettre à dos l’ensemble de ses partenaires du groupe libéral (ADLE) qu’elle entend pourtant présider, et à faire hurler de rire l’ensemble du Parlement. Bref, un beau suicide politique.
L’affaire commence mercredi 5 juin. L’un des communicants venus de Paris dont Loiseau aime s’entourer, organise un point de presse « off », c’est-à-dire dont les propos ne peuvent être attribués, avec une partie de la presse française (Libération - que «plus personne ne lit» aurait-il dit- ou encore les Échos n’ont pas été invités). Durant une petite heure, l’ancienne ministre déléguée aux Affaires européennes se lâche devant des journalistes médusés. Éperdue d’arrogance, l’ancienne patronne de l’ENA affiche tout son mépris à l’égard des dirigeants européens et de la plupart de ses collègues. Le Belge Guy Verhofstadt, l’actuel président du groupe libéral qui la soutient pourtant pour lui succéder, a des « frustrations rentrées ». Sophie In’t Veld, l’expérimentée députée néerlandaise, qui vise aussi la présidence du groupe, « a perdu toutes les batailles qu’elle a menées ». Le suédois Frederick Federley, autre candidat, un homme au service de la droite allemande. L’Allemand Manfred Weber, le candidat conservateur à la présidence de la Commission, un « ectoplasme » qui « n’a jamais rien réussi ». L’eurodéputé sortant En Marche Jean Arthuis, qui se démène pour agrandir le groupe sans rien demander en échange, un « homme aigri », etc.. Garance Pineau, la « madame Europe » de LREM, qui assiste à ce grand déballage, abasourdi, envoie alors un message de son smartphone. Manifestement à destination de l’ex-ministre dont le téléphone sonne immédiatement. Après avoir consulté sa messagerie, Loiseau prend la peine de préciser que tout ce qu’elle dit n’engage pas le Président de la République… La tête de liste « Renaissance » ne livre, durant sa prestation, aucune information utilisable : rien sur le changement de nom du groupe réclamé par les Français, le mot « libéral » passant mal en France (« Génération Europe » ? « Alliance des citoyens pour l’Union » ?), rien sur les ambitions françaises, rien sur la future plate-forme du groupe.
L’affaire aurait pu en rester là, chacun ayant eu l’impression d’assister à un défoulement d’une personne en « burn-out ». Mais voilà : un ou plusieurs journalistes présents racontent sa prestation, jugée d’une méchanceté inouïe, à l’un de leurs confrères du quotidien belge francophone Le Soir qui passait par là. Celui-ci ne s’embarrasse du off et publie, dès le lendemain, ce modèle d’arrogance française. C’est la panique dans le camp macroniste qui voit tous ses efforts pour s’offrir une place au soleil dans le Parlement sérieusement compromis, le groupe centriste fort de ses 108 députés (sur 751) étant désormais charnière puisqu’aucune majorité n’existe sans lui. « Les enchères ont immédiatement monté, car Loiseau s’est fragilisée toute seule. Avec leurs 21 élus, les Français sont la principale délégation nationale et pouvaient donc prétendre à la présidence du groupe et à une présidence de commission parlementaire. Ça va désormais être difficile », juge un observateur. En particulier, il n’est plus du tout sûr que Pascal Canfin, numéro 2 de la liste Renaissance, obtienne la présidence de la commission environnement, les Lib Dem britanniques forts de leurs 17 députés, ayant bien l’intention de s’en emparer. Le Roumain Dacian Ciolos, le seul pourtant à avoir l’estime de Loiseau, ayant lui aussi fait savoir qu’il pourrait bien déposer sa candidature à la présidence du groupe histoire d’obtenir une compensation…
À Paris, on est évidemment furieux de cette sortie de route de Loiseau : « il faut qu’on la débranche, elle n’est manifestement pas à la hauteur ». Ses colistiers sont tétanisés et rasent les murs. Ils comprennent d’autant moins leur cheffe que quelques heures avant ce off catastrophique, elle avait envoyé un mail résumant les bonnes pratiques à destination des petits nouveaux d’En Marche : « Un conseil : la jouer modeste et surtout pas arrogants. Les prédécesseurs d’autres familles politiques n’ont pas toujours eu cette finesse. Les Français ont donc une mauvaise réputation à contredire ». C’est particulièrement réussi. Au sein du groupe libéral, on n’est guère surpris par cette arrogance dévastatrice : « elle fait peur à tout le monde, car depuis son arrivée elle affiche son mépris. Pour elle, on est tous des nuls et elle veut tout changer y compris les fonctionnaires du groupe »…
Après la fuite, Loiseau a envoyé un mail de démenti (en anglais) à tous ses collègues du groupe : « J’ai lu un très étrange article dans Le Soir aujourd’hui. Je ne connais pas le journaliste, je ne l’ai jamais rencontré et je pense que je ne le rencontrerai jamais. Surtout, je ne reconnais pas les propos qui me sont attribués. C’est de la pure invention ». Il faut oser. Car démentir des propos tenus face à un journaliste est une chose. C’en est une autre lorsqu’il y a une dizaine de personnes ont tous entendu la même chose. Arrogance, mépris, mensonge, un cocktail détonnant dans un Parlement où la nécessité de parvenir à des compromis entre partis nationaux impose un art consommé de la diplomatie. « On va essayer de rattraper le coup. Avec le Brexit et le départ des Lib Dem, notre position va se renforcer. On va devoir prouver notre sérieux d’ici la mi-mandat, en janvier 2022, lorsque la présidence du Parlement et des commissions parlementaires vont changer ».
N.B.: article paru dans Libération du 12 juin
Photo: Denis Allard