Mario Draghi a tiré son dernier coup monétaire à la tête de la Banque centrale européenne (BCE), et quel coup ! L’Italien, qui va laisser la place à Christine Lagarde le 1er novembre, est une nouvelle fois passé sur le corps des banquiers centraux allemands et néerlandais pour soutenir une activité dangereusement faiblarde en décidant de réactiver le «quantitative easing» européen (QE, assouplissement quantitatif), un programme de rachats des dettes publiques et d’obligations privées mis en sommeil en décembre dernier. En clair, Francfort va recommencer à faire tourner la planche à billets. Il a aussi annoncé que le principal taux d’intérêt de l’institut d’émission (le Refi) resterait à zéro aussi longtemps que l’inflation n’aurait pas «solidement convergé» vers son objectif de 2%, ce qui annonce une longue période de taux faibles. La BCE confirme donc son choix de sacrifier les épargnants au profit des travailleurs.
A l’annonce de ces mesures, jeudi après-midi, les Bourses ont bondi, l’euro a faibli (1,10 dollar) et les taux des emprunts des Etats de la zone euro se sont encore détendus. Donald Trump a immédiatement réagi par un tweet rageur en accusant les Européens de «déprécier l’euro», ce qui nuit «TRÈS FORT» (en majuscule d’origine) aux exportations américaines. Le président américain menace ainsi implicitement de frapper d’un droit de douane supplémentaire les importations européennes, en particulier les voitures allemandes. Il s’en est aussi pris une nouvelle fois à la Réserve fédérale, dont les membres sont désormais traités de «crétins» par le locataire de la Maison Blanche : elle «reste assise sans rien faire», a-t-il écrit sur Twitter.
«Faiblesse de longue durée»
Pourtant, il y a une différence de taille entre les deux rives de l’Atlantique : si aux Etats-Unis la croissance est forte, elle ralentit de plus en plus en zone euro et l’inflation reste désespérément proche de 1%, en dépit de toutes les liquidités injectées par Francfort depuis quatre ans. La BCE a ainsi revu jeudi une nouvelle fois à la baisse ses prévisions de croissance : 1,1% en 2019 et 1,2% l’an prochain avec une inflation de 1,2% cette année et de 1% l’an prochain. Pour Mario Draghi, il faut s’attendre à une «faiblesse de longue durée» de l’économie de la zone euro à cause de la «faiblesse continue du commerce international dans un environnement d’incertitudes mondiales prolongées». En clair, le monde commence à payer les guerres commerciales de Trump.
Le premier QE lancé par la BCE en mars 2015, en dépit de l’opposition de la Bundesbank, visait à lutter contre le spectre de la déflation qui menaçait alors les 19 pays de la zone euro. Durant un an, elle a racheté 60 milliards d’euros par mois de bons du Trésor sur le marché secondaire, celui de la revente, avant de porter son volume de rachat à 80 milliards par mois en mars 2016 tout en l’étendant aux obligations d’entreprises.
En octobre 2017, elle a réduit ce volume à 30 milliards par mois avant de stopper le QE en décembre 2018. En tout, elle détient dans ses coffres 2 600 milliards d’euros d’obligations publiques (d’une maturité moyenne de huit ans) et privées, soit plus de 20% du PIB de la zone euro. Des titres qui seront renouvelés à leur échéance afin de ne pas perturber le marché. Ces rachats massifs, qui s’apparentent à une mutualisation de facto des dettes publiques nationales, ont permis de faire baisser le coût de l’argent, plus la plus grande joie des Etats, des entreprises et des ménages emprunteurs, et de dégager des liquidités censées être réinjectées dans l’économie réelle.
Limiter la casse
Evidemment, les épargnants ont particulièrement souffert de cette politique, les placements non risqués ne rapportant désormais plus rien quand ils ne sont pas rongés par l’inflation. Mais cela a aussi touché la rentabilité des banques. La réactivation du QE à partir du 1er novembre pour une durée non précisée, même si le volume est plus restreint que précédemment (20 milliards d’euros par mois), ne va pas arranger leurs affaires. D’autant que la BCE fait payer depuis 2016 les dépôts au jour le jour que les banques font à ses guichets.
Elle a même décidé de faire passer ce prélèvement de -0,40% à -0,50%. L’idée est de contraindre les banques à prêter leurs excès de liquidités plutôt que de les mettre à l’abri. Mais le poids de ce taux négatif est important : il est estimé, pour 2018, à 7,5 milliards d’euros, principalement supporté par les banques allemandes et françaises.
Pour limiter la casse, Mario Draghi a annoncé qu’une partie des liquidités excessives des banques serait à l’avenir exemptée de ce taux négatif. Dernier élément de ce paquet de mesures de relance, la BCE va lancer dès le 19 septembre une troisième série de prêts géants (TLTROIII) aux banques à des taux négatifs (et sur trois ans) afin de les encourager à prêter aux entreprises et aux ménages.
Liquider l’héritage
«Super Mario» va donc laisser à Christine Lagarde une BCE qui n’a plus rien à voir avec celle qui a présidé au lancement de l’euro en 1999 : l’héritage de la Bundesbank a été liquidé, et Francfort se comporte désormais comme toutes les autres grandes banques centrales du monde. Mais la politique monétaire ne pourra à elle seule régler les déséquilibres de la zone euro qui expliquent la faiblesse de son activité : au-delà des réformes structurelles que les Etats doivent mener pour remettre leurs économies d’aplomb, la monnaie unique souffre de l’égoïsme allemand (et néerlandais), des Etats qui n’investissent plus depuis dix ans leurs excédents d’épargne au sein de la zone euro, mais en Chine ou aux Etats-Unis et de leur refus de relancer les investissements publics. «Super Mario» a d’ailleurs appelé ces pays à en finir avec leur rigueur budgétaire d’un autre temps. L’Allemagne, première bénéficiaire de la monnaie unique et de la construction communautaire, estime qu’elle n’a aucune responsabilité vis-à-vis de ses partenaires alors qu’elle serait la première à souffrir d’un éclatement de l’euro. Jens Weidmann, le patron de la Buba, a une nouvelle fois fait la démonstration de cet autisme germanique en estimant dans le quotidien Bild Zeitung, que la BCE avait «dépassé les bornes» en relançant le QE, estimant tout à la fois que cette politique faisait souffrir les épargnants (allemands) et brouillait «la ligne de démarcation entre politique monétaire et politique budgétaire» en permettant aux Etats endettés de se refinancer à bon compte. Autant dire que la solution des problèmes de la zone euro ne passe pas par Francfort, mais par Berlin.
Clap de fin pour la crépusculaire « commission de la dernière chance » du Luxembourgeois Jean-Claude Juncker (2014-2019). Alors que les crises des années 2008-2015 qui ont secoué l’Europe se sont apaisées, Ursula von der Leyen, la présidente élue de la Commission, entend rompre avec le discours apocalyptique de ces dernières années. En présentant hier sa nouvelle équipe et la répartition des portefeuilles entre ses vingt-six commissaires, elle a souhaité que le nouvel exécutif, qui doit prendre ses fonctions le 1er novembre, soit simplement « agile et moderne ». Signe le plus évident de cette modernité revendiquée : pour la première fois, la Commission est présidée par une femme et le collège, comme elle l’avait demandé aux États, est paritaire (14 hommes et 13 femmes, les Britanniques en plein « Brexit drama » n’ayant désigné personne). La commission Juncker, elle, ne comptait que 9 femmes.
Une commission bureaucratisée
Mais la structure que l’ex-ministre de la défense allemande a dévoilée hier semble aller à l’encontre de son objectif d’agilité : afin d’essayer de faire fonctionner un collège qui compte bien trop de commissaires pour les compétences limitées dévolues à l’Union, elle a fait le choix de le hiérarchiser à l’extrême et partant de le bureaucratiser. En théorie, les commissaires, qui sont désignés par leur gouvernement respectif, sont égaux et les votes sont acquis à la majorité simple. Autrement dit, nul n’est maitre de son dossier et chaque commissaire peut dire son mot sur ceux de ses collègues. Mais depuis la Commission Prodi (1999-2004), la tendance est à la présidentialisation et à la spécialisation. Il est désormais rare que des votes aient lieu : le commissaire traite avec le président ou plutôt avec son chef de cabinet et l’affaire est close. Juncker avait été plus loin en créant des postes de vice-présidents chargés de coordonner le travail de plusieurs commissaires (« cluster » en anglais), mais sans autorité directe sur les directions générales de la Commission (et donc les fonctionnaires) qui restaient contrôlées par le commissaire en titre.
Comme c’était prévisible, les luttes de pouvoirs se sont multipliées à l’image de celles, homériques, qui ont opposé le Français Pierre Moscovici, chargé des affaires économiques et monétaires, et le Letton Valdis Dombrovkis, le vice-président censé le superviser. D’autres vice-président ont carrément renoncé et se sont laissé marginaliser, comme le Néerlandais Frans Timmermans qui s’est contenté de gérer le dossier polonais… Bref, le bilan de cette expérience est clairement négatif.
Pourtant, Ursula von der Leyen a décidé d’aller plus loin : à ses côtés, un premier vice-président (Frans Timmermans, chargé du « Green deal ») qui présidera la commission en son absence, deux vice-présidents de rang supérieur (Vladis Dombrovskis, chargé de l’économie, et Margrethe Vestager responsable de « l’Âge numérique »), quatre vice-présidents ordinaires (le grec Margaritis Schinas chargé de « protéger notre mode de vie européen », le Slovaque Maros Sefcovic qui entretiendra les relations avec les autres institutions et gérera la prospective, la Tchèque Vera Jourava qui veillera aux valeurs européennes et à la transparence, et la Croate Dubravka Suica, responsable de la protection de l’État de droit), le ministre des affaires étrangères (l’Espagnol Josep Borrel) qui a aussi le statut de vice-président et enfin un commissaire qui dépendra directement d’elle, l’inamovible Autrichien Johannes Hahn nommé au budget et à l’administration. Soit en tout huit vice-présidents, soit le tiers des commissaires…
Conflits
Pour ajouter un zeste de complexité, les trois vice-présidents de premier rang auront la gestion directe d’une direction générale (DG) à la différence des autres vice-présidents : Timmermans hérite de la DG climat, Vestager garde la concurrence, ce qui lui assure un record de longévité à ce poste, et Drombroskis gère la DG services financiers…
Le découpage des portefeuilles a aussi été revu et pas dans le sens de la simplicité. Ainsi, la Française Sylvie Goulard hérite du marché intérieur, comme Michel Barnier avant elle, mais sans les services financiers et avec le marché numérique et la nouvelle direction générale de la défense et de l’espace. Ou encore, l’élargissement et la politique de voisinage (confié au Hongrois Laszlo Trocanyi) sont séparés des « partenariats internationaux » (gérés par la Finlandaise Jutta Urpilainen) et du commerce (récupéré par l’Irlandais Phil Hogan qui va gérer la relation future avec Londres)…
Des conflits de compétences, d’égos et de nationalité risquent donc de se multiplier. D’autant que l’équilibre politique de la Commission est complexe. On compte pour la première fois plus de socio-démocrates (10) que de conservateurs (9), 5 libéraux, un apparenté vert, un indépendant (Slovénie) et un eurosceptique (Pologne). Si les querelles ont été violentes entre Moscovici et Dombrovskis, c’est aussi parce que l’un était socialiste d’un grand pays et l’autre ultra-conservateur d’un petit pays. Au passage, ce dernier va devoir une nouvelle fois composer avec un social-démocrate, Ursula von der Leyen ayant attribué le portefeuille des affaires économiques à l’Italien Paolo Gentiloni.
Mais tout n’est pas joué : il va maintenant falloir que les commissaires désignés passent un grand oral devant les commissions spécialisées du Parlement européen au début du mois d’octobre. Ceux dont les portefeuilles sont vastes, comme celui de Sylvie Goulard, vont devoir comparaitre devant plusieurs commissions. L’exercice n’est pas que de pure forme. Dans le passé, plusieurs impétrants ont dsoit rentrer chez eux, soit changer de portefeuille. Et le règlement intérieur du Parlement prévoit désormais que chaque commissaire doit être approuvé par une majorité des deux tiers des voix de commission, ce qui facilite les minorités de blocages, mais aussi les marchandages. D’ores et déjà, les auditions de la Française, du Polonais et du Hongrois s’annoncent houleuses. La première devra s’expliquer sur plusieurs affaires financières embarrassantes (lire par ailleurs). Le second, Janusz Wojciechowski, actuel membre de la Cour des comptes européenne, fait l’objet d’une enquête de l’OLAF, l’office anti-fraude de l’Union, pour avoir triché sur ses frais de transport (plusieurs dizaines de milliers d’euros)… Le troisième sur les lois liberticides qu’il a couvertes en tant que ministre de la Justice de Viktor Orban.
N.B.: article paru dans Libération du 11 septembre
Photo: AP