La sidération qui a accueilli le «deal du siècle» proposé par Donald Trump pour «résoudre» le conflit israélo-palestinien a occulté une petite révolution : les Européens sont restés unis et ont réagi d’une seule voix ! Le 28 janvier à 20h35, quelques heures après l’annonce du président américain, le ministre des Affaires étrangères de l’Union, Josep Borrell, a publié un bref communiqué au nom des Vingt-Huit, tout en délicatesse diplomatique. D’abord, pour ne pas effaroucher les pro-américains, un apparent satisfecit : «L’initiative prise aujourd’hui par les Etats-Unis est l’occasion de relancer les efforts nécessaires et urgents en vue d’une solution viable.»
Sonnerie de réveil
Bref, si cela relance le processus de paix totalement enlisé, tant mieux, mais il ne s’agit que d’une sonnerie de réveil. Ensuite, le désagréable : l’UE rappelle son «engagement ferme et unanime en faveur d’une solution négociée et viable prévoyant deux Etats qui tiennent compte des aspirations légitimes tant des Palestiniens que des Israéliens, en respectant toutes les résolutions pertinentes» de l’ONU. En clair, il s’agit d’un rejet pur et simple du «deal du siècle», puisque les Européens, en proclamant leur attachement aux résolutions de l’ONU, rejettent tout simplement le dépeçage de la Cisjordanie.
«D’habitude, dès qu’il est question des Etats-Unis ou du Moyen-Orient, c’est un feu d’artifice, chacun réagit dans son coin sans consulter personne», rappelle un diplomate européen. Ce qui offre le triste spectacle d’une «Europe divisée incapable de parler d’une seule voix». Pour l’éviter, Charles Michel, le nouveau président du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement, a pris l’initiative, dès l’annonce du président américain, d’appeler directement les capitales les plus susceptibles de s’aligner immédiatement sur Washington (en un mot, les pays d’Europe centrale et orientale). Il a demandé à Josep Borrell, le ministre des affaires étrangères de l’Union, de l’épauler dans cette tournée téléphonique des capitales.
«Il fallait faire vite»
Contrairement à ses prédécesseurs, l’ancien Premier ministre belge n’a pas hésité à contourner les ambassadeurs (représentants permanents) des Vingt-Huit à Bruxelles, car il sait que certains sont tellement pro-américains qu’ils sont susceptibles de ne pas transmettre le bon message à leur capitale. Charles Michel s’est notamment réservé le gros morceau, le Hongrois Viktor Orbán. Son message : «Laissez-nous jusqu’à 20 heures avant de réagir, qu’on essaye d’élaborer une position commune.» A sa grande surprise, le Premier ministre hongrois a accepté sans aucune difficulté de donner quelques heures à la diplomatie.
«Il fallait vraiment faire vite, car Jared Kushner, le gendre du président et son conseiller spécial, s’activait auprès des capitales européennes pour qu’elles approuvent le plan de son beau-père», raconte un diplomate de l’Union. «Et on a réussi, on lui a brûlé la politesse», se réjouit-on dans l’entourage de Charles Michel. Ce répit de quelques heures a suffi pour calmer les esprits et accoucher d’une position commune pour le moins ferme, puisque personne ne s’est officiellement rallié à Trump. Charles Michel vient de réussir son premier test de politique étrangère européenne.
Un accablement infini. « Je ne sais pas ce que je vais faire le soir du 31 janvier, me terrer chez moi ou noyer mon chagrin au pub », tente d’ironiser David (1), fonctionnaire au Parlement européen depuis plus de vingt ans. « Comme tous mes collègues britanniques, je suis partagé entre tristesse et colère. Tristesse de voir mon pays m’abandonner. Colère de le voir quitter l’Union à la suite d’une campagne mensongère. C’est une tragédie », poursuit-il. « Je n’ai pas les mots pour décrire ce que j’ai ressenti la nuit du référendum du 23 juin 2016 », renchérit Roger qui travaille pour la Commission : « tous les Britanniques de Bruxelles en ont perdu leur sommeil : comment une telle chose a-t-elle pu arriver ? Cela reste encore incompréhensible quatre ans après ».
«Blessure profonde»
« J’étais effondré le soir du référendum et la blessure reste profonde », raconte Jonathan Faull, ancien directeur général de la Commission qui a décidé de prendre sa retraite en 2016 par dépit, trois ans avant la date prévue. « Je savais que cette consultation pouvait déboucher sur le Brexit, mais jusqu’au bout j’ai espéré une autre issue. En revanche, ce qui m’a surpris, c’est l’épopée qui a suivi et le spectacle que le Royaume-Uni a offert au monde ». Andrew, haut fonctionnaire, qui travaille pour l’exécutif européen depuis 1998, a lui aussi vu son univers s’effondrer. « Je pensais que cela arriverait. Je suis toujours dans une colère noire contre les conservateurs qui ont balancé une bombe dans le système ». « Surtout que nous, les expatriés, on n’a pas pu voter lors du référendum et, alors qu’il était simplement consultatif, il est devenu comme par magie obligatoire », martèle David : « c’est d’autant plus incroyable que seuls 35 % de la population a voté pour partir ». « C’est un échec total de la classe politique britannique, une faillite du système », se désole Andrew.
« Bon, c’est vrai que les Britanniques de Bruxelles ne sont pas les Britanniques moyens », tempère Roger : « on habite à l’étranger souvent depuis notre plus jeune âge, on y a fondé nos familles, on parle des langues. Dès qu’on rentre en Angleterre, on a des problèmes avec la famille, surtout lorsqu’on découvre que des jeunes cousins ont voté « leave ». Dès lors, on évite le sujet du Brexit. Mieux vaut parler de religion, c’est dire ». Autant dire que ces Britanniques d’outre-Manche ont l’impression de vivre sur une autre planète. Beaucoup regrettent de ne pas s’être engagés davantage dans leur pays pour combattre les infoxs sur l’Union, notamment au moment du référendum : « même les plus européens ne se sont pas engagés », regrette David : « on n’arrivait pas à prendre au sérieux ces bobards sur l’Union. Pour nous Farage était un clown ». Surtout, Jean-Claude Juncker, l’ancien président de la Commission européenne, « nous a interdit d’interférer avec la campagne », rappelle Roger. Une erreur reconnait aujourd’hui le Luxembourgeois.
2000 eurocrates britanniques
Seule consolation pour ces abandonnés du Brexit : ils garderont leur poste, l’Union se contentant de ne plus recruter de nouveaux ressortissants britanniques. Les eurocrates britanniques sont peu nombreux, la carrière européenne n’ayant jamais attiré outre-Manche : ils ne sont que 2000 fonctionnaires, contractuels et temporaires sur 56000 personnes toutes institutions et agences confondues, soit 3,5 % du total. Loin derrière les Français, par exemple, qui pèsent près de 10 % du total. « En interne, tout le monde s’est montré empathique, on a été soutenu », raconte Roger : « les gens évitent même de parler du Brexit devant moi, sachant à quel point cela me fait mal ».
Maintenir en poste les fonctionnaires, temporaires et les contractuels n’allait pourtant absolument pas de soi. En effet, l’article 49 du statut de la fonction publique européenne prévoit qu’un eurocrate est réputé « démissionnaire d’office » s’il n’a plus la nationalité d’un État membre, ce qui sera précisément le cas des Britanniques. Qu’à cela ne tienne : la Commission Juncker a discrètement décidé, le 28 mars 2018, de ne pas l’appliquer « sauf s’il a conflit d’intérêts ou en vertu d’obligations internationales », suivie deux mois plus tard par le Parlement et les autres institutions. Des décisions à la légalité plus que douteuse, mais que personne n’a contestées, ni les États membres, ni les syndicats, ni bien sûr les intéressés eux-mêmes…
«On est entré comme Européen, on le reste»
Il faut dire que le départ d’un État membre est une première et que l’article 49 n’a absolument pas été pensé pour un tel cas : il était destiné à parer une déchéance ou une perte de nationalité d’un fonctionnaire, mais pas d’un groupe national… « L’appliquer à l’ensemble des fonctionnaires britanniques aurait été injuste, car ils ne sont pas responsables du Brexit », justifie-t-on à la Commission. « Dès le lendemain du référendum de 2016, le président Juncker a annoncé qu’il appliquerait notre statut dans un esprit européen afin de faire montre à nos collègues britanniques du même esprit de loyauté qu’eux-mêmes ont toujours montré à l’égard de l’Union », poursuit une porte-parole de l’exécutif communautaire. Il faut dire que les Britanniques qui travaillent pour les institutions ont souvent sacrifié, par convictions, une carrière nationale qui aurait été autrement plus rémunératrice… « On est entré en tant qu’Européen, on le reste », se réjouit Andrew. Mais, souligne-t-il, « ça ne lie pas les institutions pour l’éternité. On ne sait pas ce que nous réserve l’avenir si le Royaume-Uni ne joue pas le jeu de l’égalité des droits pour les citoyens européens présents chez eux ». Le précédent norvégien devrait le rassurer: il y a encore dans les murs de la Commission quelques eurocrates norvégiens qui avaient été embauchés en 1971 et en 1994 avant que leur pays ne renonce finalement à adhérer...
Mais tout n’est pas rose pour autant pour ces eurocrates. Même si nombre d’entre eux ont été promus depuis le référendum, ils savent que leur carrière risque de s’arrêter net au lendemain du Brexit : pourquoi promouvoir un fonctionnaire ressortissant d’un pays tiers alors que les postes dans la hiérarchie sont rares et qu’il est déjà difficile d’assurer un équilibre satisfaisant entre les nationalités ? Un directeur général adjoint le reconnait : « je sais que je ne serais jamais directeur général. Je quitterais un jour la Commission, mais lorsque je le déciderais, c’est déjà ça ». « Il n’y a pas de pression sur les fonctionnaires britanniques pour qu’ils quittent leur poste », tempère Neil : « mais ça risque d’être différent sur les postes sensibles, notamment au Conseil des ministres », l’organe législatif représentant les États.
Mercenaires
C’est pourquoi nombre de fonctionnaires ont décidé de prendre la nationalité d’un État membre de l’Union pour sécuriser leur carrière : « la plupart des gens que je connais ont trouvé des solutions de nationalité » affirme Roger. Beaucoup ont opté pour la nationalité irlandaise, assez facile à obtenir pour eux. Cela ne fait pas les affaires de Dublin puisque son poids dans la machine communautaire va brusquement s’accroitre, ce qui va ralentir le recrutement de nouveaux Irlandais « pur jus ». D’autres ont pris la nationalité de leur partenaire quand c’était possible : « ma femme est Allemande, mais comme on n’est pas résidents et qu’on ne paye pas d’impôt dans ce pays, cette option m’est fermée », raconte Edward, fonctionnaire à la Commission. « C’est la même chose en Espagne. Et devenir Autrichien ou Néerlandais n’est psychologiquement pas simple, car il faut renoncer à la nationalité britannique », poursuit-il. Jonathan Faull, lui, a pris la nationalité de sa femme française dès le lendemain du référendum.
Ceux qui n’ont pas cette possibilité ont donc tenté d’obtenir la nationalité de leur pays de résidence, la Belgique. Mais ils se sont heurtés aux nouvelles règles instituées lorsque les indépendantistes flamands de droite radicale de la N-VA étaient au pouvoir : pour être naturalisé, il ne faut pas seulement être résident, mais il faut aussi posséder une carte de résident. Or, elle n’est pas obligatoire pour les eurocrates. Il a fallu de nombreux recours judiciaires et finalement une intervention de Didier Reynders, alors ministre libéral des affaires étrangères, pour que les autorités locales se montrent plus accommodantes. Résultat : depuis 2016, 3902 Britanniques sont devenus Belges, soit trois fois plus qu’au cours des 10 années précédent le référendum, avec une accélération en 2018 (+88 %).
Fin de partie
Mais même ce sésame n’est pas une garantie, loin de là : aucun Etat ne poussera la candidature de l’un de ces naturalisés de fraiche date à un poste hiérarchique au détriment de l’un des siens. « Je peux prendre la nationalité italienne de ma femme, mais jamais l’Italie ne me considèrera comme l’un des siens », soupire Andrew. Autant dire que leur avenir ne s’annonce pas glorieux…
Les députés européens britanniques, eux, ont définitivement quitté Bruxelles hier soir, après la clôture de la mini-session plénière de janvier, sans espoir de retour. Si les 26 élus du Brexit party de Nigel Farage sont partis contents et fiers de leur succès, ce n’est pas le cas de leurs 46 collègues : conservateurs, travaillistes, libéraux-démocrates, écologistes ou élus régionaux ne voient aucun motif de se réjouir de ce divorce. Tout comme le corps diplomatique britannique qui sait que leur pays n’aura désormais plus son mot à dire sur la marche de l’Union alors qu’il risque de devoir appliquer des normes qu’ils n’auront pas influencées s’ils veulent commercer avec cet ensemble de 27 pays et de 450 millions d’habitants, qui restera pour longtemps son premier marché.
(1) Tous les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.
Photo: Yves Herman, Reuters