La crise du coronavirus montre qu’il est nécessaire de «réinventer un contrat européen», ses règles actuelles ayant montré leurs limites, estime Clément Beaune dans un entretien avec Libération. Pour le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, si l’Union a finalement réagi rapidement et efficacement aux défis économiques de la pandémie, il faut la renforcer pour préparer les prochaines crises. Etat des lieux.
La pandémie de coronavirus n’a-t-elle pas marqué le retour du national au détriment du projet européen ?
La pandémie a effectivement marqué un retour du national et même du local, car, par nature, les mesures qui ont été prises aboutissent à un repli, à une fermeture pour se protéger. Mais les reproches que l’on adresse à l’Union européenne sont injustes puisqu’elle n’avait pas de compétence pour agir ; s’il y a un an, on avait dit que l’Europe devait s’occuper de santé, tout le monde aurait haussé les épaules. Une crise sanitaire appelle une réponse régalienne, puisque les outils opérationnels de protection restent encore très largement nationaux ou locaux. Cela s’est vu dans les pays fédéraux : en Allemagne, les Länder ont pris des mesures de protection régionale et n’ont pas coopéré entre eux dans un premier temps.
Cela étant, dans les domaines où elle en avait le pouvoir, l’Europe a su réagir vite et fort, alors que dans le passé on a pu justement lui reprocher d’agir trop peu, trop tard : l’action de la Banque centrale européenne (BCE) a été déterminante et la Commission a immédiatement suspendu les règles limitant les aides d’Etat aux entreprises ainsi que le Pacte de stabilité budgétaire, ce qui a permis des réponses nationales fortes. De même, le plan de relance européen de 750 milliards d’euros, adopté fin juillet, a été élaboré et adopté en moins de deux mois alors qu’il marque une rupture avec le passé en créant un endettement commun : c’est un acte de solidarité destiné à préparer l’avenir sans précédent !
Maintenant, c’est avant tout aux Etats membres d’améliorer les choses en donnant à l’Union européenne les compétences qui lui font défaut dans le domaine de la santé. Il est, par exemple, étrange qu’on n’ait pas les mêmes règles pour comptabiliser les cas et les décès ou qu’on n’applique pas les mêmes mesures sanitaires.
La réponse des Etats n’a pas été de donner plus de compétences à l’Union, mais de défaire une partie des règles qui régissaient son fonctionnement : concurrence, pacte de stabilité, politique monétaire, Schengen, etc.
Le risque existe que l’on voie l’Europe comme une contrainte dont on a desserré le corset et que, finalement, le bienfait de l’Europe, c’est quand elle nous embête moins. Je crois que ce n’est pas la bonne optique pour décrypter ce qui s’est passé : l’Union européenne a simplement montré qu’elle n’était pas prisonnière de ses dogmes, contrairement à ce que l’on disait.
D’ailleurs, on ne s’est heureusement pas arrêté là : d’une part, la réponse monétaire de la BCE et, d’autre part, l’adoption du plan de relance ont été des réponses de solidarité commune. De même sur le plan sanitaire, ce qui est fait sur le vaccin est le contraire du chacun pour soi. On fait en sorte que ce soit l’Union qui négocie les contrats pour que 200 à 400 millions de doses soient disponibles avec chaque laboratoire et protéger ainsi tous les Européens.
En outre, même quand les choses n’ont pas été faites au niveau européen, il y a eu un modèle européen de réponse à la crise dont on peut être fier. Il n’y a aucun endroit au monde où l’on a concilié la solidarité et la protection sociale, en partie financée par l’Union, et malgré tout un débat démocratique ouvert. Les Américains ont eu le débat sans la solidarité alors qu’en Asie, on a eu le collectif sans la liberté individuelle.
Les Etats laissent de moins en moins d’autonomie à l’Union. Ainsi, le plan de relance n’est pas communautaire, puisque le rôle de la Commission se limitera à emprunter sur les marchés avant de signer des chèques aux Etats qui les dépenseront comme ils le voudront. De même, la nouvelle baisse programmée du budget aboutit à tailler dans le financement des politiques communautaires…
On ne peut pas dire que le plan de relance aboutisse à une renationalisation puisque au contraire on crée un endettement commun. Même s’il est vrai que les dépenses seront gérées par les Etats, il y a quand même des éléments «d’européanité» puisque 30% des sommes versées devront être consacrées au climat, ce qui fera de l’Union le plus grand émetteur d’obligations vertes au monde, et que 20% des dépenses devront bénéficier au numérique. Mais il est vrai qu’on aurait pu aller plus loin sur des projets communs européens. C’est pour cela que l’Allemagne et la France ont décidé ensemble de porter leurs efforts sur quatre grands projets européens qui seront financés par nos plans de relance nationaux : hydrogène, intelligence artificielle, batteries électriques et Internet des objets.
Sur le budget, la France aurait effectivement souhaité qu’il soit plus élevé afin de financer des politiques prioritaires : défense, espace, recherche, Erasmus ou encore santé. Le Parlement européen a politiquement raison de batailler pour obtenir un relèvement des plafonds. Mais il ne doit pas perdre de vue que le paquet budgétaire atteint en réalité plus de 1 800 milliards d’euros si l’on additionne le cadre financier pluriannuel 2021-2027 (1 074 milliards sur la période) et le plan de relance. Ce qui signifie que, sur les trois prochaines années, cela va doubler les versements aux Etats membres ! Et déjà, dans le budget proposé, les politiques prioritaires comme la recherche ou l’éducation vont connaître des hausses comprises entre 40% et 75%. Il y a peu de budgets nationaux qui sont à ce niveau d’ambition.
Plusieurs Etats membres ayant décidé d’un second confinement, le coût de la crise risque d’être plus élevé que prévu. Ne faudrait-il pas dès à présent lancer un second plan de relance ou pérenniser l’actuel qui n’est prévu que pour trois ans ?
Ce débat aura lieu, mais il est trop tôt pour l’ouvrir. On ne peut pas dire maintenant aux pays qui étaient déjà réticents à adopter ce plan de relance qu’il faut en lancer un second alors que le premier n’est pas encore en place. Faisons en sorte qu’il soit un succès et on pourra ouvrir la discussion sur un nouvel instrument. En attendant, il va falloir accélérer la mise en œuvre du plan de relance afin de répondre sans attendre aux développements de la pandémie comme l’a souhaité le président de la République lors du sommet de jeudi.
Qu’est-ce qui unit encore les pays européens en dehors des avantages économiques et financiers qu’ils retirent de l’Union ?
Il est clair qu’il faut réinventer un contrat européen. On le savait avant la crise, mais c’est désormais une nécessité criante : on ne pourra pas faire comme avant, les fragilités et les défaillances existantes s’étant transformées en gouffres. Nous avons toujours besoin de règles communes, mais il faut des règles repensées. Par exemple, si on veut un espace ouvert de libre circulation, on doit être beaucoup plus sérieux et ferme dans le contrôle des frontières extérieures, dans notre politique d’asile et d’immigration ou dans la lutte contre le terrorisme.
De même, dans le domaine économique, la politique de concurrence et le Pacte de stabilité devront être adaptés à la nouvelle situation. Il faudra aussi adopter de nouvelles règles afin de renforcer notre contrat commun : la solidarité budgétaire est normale, mais elle devient impossible à défendre si on tolère de nos partenaires un dumping social, fiscal et environnemental ou des violations de l’Etat de droit.
Il faut donc remettre les traités à plat ?
On peut changer Schengen, le Pacte de stabilité, les règles de concurrence ou imposer le respect de l’Etat de droit sans changer les traités. Si on veut en passer par là, ce ne sera pas le bon rythme pour répondre à la crise, puisqu’il faut se mettre d’accord à vingt-sept et en passer par des ratifications nationales. Le changement des traités n’est pas tabou, mais à court terme il faut des solutions pragmatiques.
La conférence sur l’avenir de l’Europe qui devait réfléchir à l’avenir semble avoir disparu…
Elle a été à court terme victime de la covid-19 : beaucoup se sont dit qu’on était dans l’urgence et donc qu’on n’avait pas besoin de penser l’avenir. Je pense qu’on a tort de dissocier les deux, sinon les citoyens nous reprocheront à juste titre de n’avoir rien fait pour qu’une crise, qu’elle soit sanitaire, environnementale ou sécuritaire, ne se reproduise plus dans les mêmes conditions. La France espère que cette Conférence sera lancée d’ici la fin de l’année afin que tout au long de 2021 elle réfléchisse à ce que doit être une politique sanitaire, climatique, commerciale, migratoire, économique après la covid-19. Et tout cela débouchera début 2022 au cours de la présidence française de l’Union européenne.
A quand une réflexion sur une politique étrangère commune ? Car la Turquie démontre que l’Union reste un nain géopolitique incapable de répondre à des agressions…
D’une part, il y a un problème de rapport à la puissance dans l’Union, le projet européen ayant été conçu contre l’idée même de puissance, les Etats en ayant fait un mauvais usage à la fois entre eux, les guerres, et à l’extérieur, la colonisation. C’est donc un projet interne de réconciliation qui rend très difficile de concevoir que l’Union puisse être en charge de questions de sécurité et de défense. Mais la situation internationale a changé la donne. Il n’y a désormais plus un Etat européen qui pense que l’on puisse simplement déléguer notre puissance aux Etats-Unis, comme c’était le cas jusqu’à présent. Il y a évidemment des nuances entre nous, mais le chemin parcouru ces trois dernières années, tant en matière commerciale que sécuritaire ou technologique, est immense.
D’autre part, il y a un sujet proprement turc : il y a eu une illusion européenne à l’égard de ce pays. On a vu en Recep Tayyip Erdogan, le président turc, la transposition au monde musulman de la démocratie-chrétienne. Or, ça n’est pas cela, l’AKP [le parti présidentiel, ndlr], on le voit aujourd’hui avec sa politique agressive en mer Egée, en Syrie, au Haut-Karabakh, en Libye, dans les Balkans et même dans nos sociétés, le président Erdogan cherchant à se positionner en protecteur des musulmans. Plus personne ne se fait d’illusions sur ce qu’est Erdogan et notre fermeté va se renforcer ces prochaines semaines. Avec la Russie et la Chine, c’est un test de souveraineté. L’Europe ne peut plus être le gentil de la bande, tous les Européens le savent désormais.
N.B.: article paru le 2 novembre
Photo Petros Karadjias. AP
Le télétravail est devenu la norme dans les institutions européennes depuis mars : 80% des 43 000 fonctionnaires, agents temporaires et contractuels, qu’ils travaillent à Bruxelles, dans les pays de l’Union ou dans les pays tiers, sont tenus de rester chez eux. Or, les institutions n’étaient absolument pas prêtes à affronter cette révolution culturelle : «Jusque-là, pour travailler de chez soi, c’était une procédure complexe et tout à fait exceptionnelle», reconnaît une porte-parole du Parlement européen. «Ni la hiérarchie ni les fonctionnaires n’ont été préparés à affronter cette situation. C’est petit à petit qu’on a pris conscience que l’on n’était pas près de retrouver la routine du bureau», poursuit-elle.
Interprétation à distance
Or, le télétravail pose toute une série de problèmes : comment diriger des équipes à distance, s’assurer, sans harcèlement, que personne ne décroche, garder ses équipes motivées, le tout dans un environnement multiculturel qui implique parfois d’avoir recours à l’interprétation à distance ? Du côté des fonctionnaires, tout le monde n’a pas une pièce dédiée au bureau dans son domicile privé et cela implique des frais parfois élevés : équipement (table, chaise, ordinateur, imprimante et ses consommables), matériel de bureau, Internet, électricité, chauffage, etc.
Depuis le début de la pandémie, c’est le Parlement européen, il faut le reconnaître, qui a su s’adapter le plus rapidement. Depuis le 1er avril, il verse 40 euros pour financer la connexion internet de ses employés et leur fournit des ordinateurs portables sécurisés, des grands écrans ainsi que des fauteuils ergonomiques. Il a aussi immédiatement mis en place des formations pour ses cadres et des cellules d’assistance psychologiques pour les fonctionnaires qui en ont besoin. Ce n’est pas énorme, mais à côté de la Commission, c’est beaucoup.
Angle mort
L’exécutif européen, en dehors de la fourniture d’ordinateurs portables sécurisés, n’a en effet strictement rien prévu pour son personnel, confirmant ainsi que la gestion des ressources humaines reste l’un de ses angles morts… Comme le fait remarquer un syndicat, Safe Europe, elle en a pourtant les moyens : «Durant cette période de télétravail qui dure depuis plus de sept mois, la consommation d’énergie des bâtiments a fortement chuté, ce qui représente un bénéfice financier considérable qui se chiffre en plusieurs centaines de milliers d’euros.» Sans compter qu’à terme, les institutions vont sans doute pouvoir se débarrasser d’une partie des immeubles qu’elles occupent, ceux-ci n’étant plus nécessaires.
Autant d’économies qui devraient bénéficier aux employés qui, pour l’instant, en sont de leur poche : certes, les salaires sont élevés, mais c’est loin d’être le cas de ceux qui ont été embauchés après la réforme de 2004. Un porte-parole de l’exécutif européen affirme que des aides vont être débloquées : «Nous allons fournir du matériel, qui restera la propriété de la Commission, au personnel pour permettre de bonnes conditions de télétravail. Nous finalisons actuellement les détails pratiques.» Mieux vaut tard que jamais.
Photo: Yves Herman. Reuters
N.B.: article paru le 2 novembre