« C’est un grand jour pour l’Europe », s’est rengorgé Alexander Winterstein, l’un des porte-paroles de la Commission. Pour lui, l’affaire est entendue : Jean-Claude Juncker, le président de l’exécutif européen, a réussi, mercredi, lors de sa rencontre à Washington avec Donald Trump, à convaincre le président américain de ne pas taxer les importations de voitures européennes et est ainsi parvenu à éviter une guerre commerciale totale, et ce, au prix de concessions mineures. Un revirement pour le moins étonnant de la part d’un homme qui rangeait l’Union au rang des ennemis des États-Unis il y a quelques jours encore. Tellement étonnant que l’on peut se demander ce qui s’est réellement passé à Washington : pour éviter une guerre, Juncker n’aurait-il pas cédé beaucoup sans aucune garantie en retour ?
Jusque-là, l’Union s’était montrée unie face aux coups de menton de Trump, n’hésitant pas à déclencher des mesures de rétorsion après l’imposition de droits de douane élevés sur l’acier (25 %) et l’aluminium (10 %) européen. Mais le président américain, en menaçant de s’attaquer aux importations automobiles, a touché une corde sensible en Allemagne. En effet, pour l’essentiel, les importations européennes aux États-Unis sont en fait des importations allemandes. D’ailleurs, à Paris, on s’inquiétait depuis plusieurs semaines de la détermination de Berlin à résister à Trump...
Or l’accord obtenu par Juncker (et négocié par l’Allemand Martin Selmayr, son chef de cabinet, secrétaire général et sherpa, proche de la CDU, et l’Américain Laurence Kudlow) ressemble davantage à une capitulation qu’à une négociation d’égal à égal. En effet, les tarifs frappant l’acier et l’aluminium européen ne sont pas levés, l’administration américaine se contentant de promettre qu’elle ne frappera pas les automobiles d’un droit de douane de 25 %(contre 12 % actuellement) tant que les négociations se poursuivront. Des négociations qui devraient porter sur l’élimination des obstacles tarifaires et non tarifaires (les normes) aux échanges de biens industriels. La Commission s’est aussi engagée à ce que l’Europe achète « massivement », selon Trump, aux Américains du soja et du gaz de schiste (à la fois cher et destructeur de l’environnement). Un engagement pour le moins curieux puisque ce n’est ni de la compétence de la Commission ni de celles des États d’imposer de tels achats aux entreprises ou aux consommateurs et que le soja américain est en grande partie OGM…
Le soulagement, côté allemand, a été immédiat : « cette percée qui peut éviter une guerre commerciale et sauver des millions d’emplois » a ainsi tweeté Peter Almaier, le ministre de l’Économie. À Paris, en revanche, on se montre beaucoup plus circonspect : « une bonne discussion commerciale (…) ne peut se faire sous la pression », a réagi Bruno Le Maire, le ministre des Finances. Ce qui n’est pas précisément le cas, puisque Juncker donne le sentiment de valider la « méthode Trump », celle de la menace et du coup de force.
Comme le note un diplomate, « on a un révolver sur la tempe, puisque les tarifs sur l’automobile peuvent être déclenchés à tout moment si on arrête de négocier ou si Trump n’est pas satisfait ». De même, Bruno Le Maire s’interroge sur la « réciprocité » : dans l’accord négocié par Juncker - alors même que celui-ci n’avait aucun mandat des États pour signer un texte écrit, ce qui pose un sérieux problème démocratique — il n’est fait nulle part mention des sujets européens, notamment celui de l’accès aux marchés publics américains protégés par le « Buy american act ». En revanche, les normes européennes (environnementales, sanitaires, techniques, etc.) semblent faire partie de la future négociation, ce qui pour le moins préoccupant. Enfin, l’accord de Paris sur le climat n’est pas mentionné, pas plus que l’extraterritorialité du droit américain qui va empêcher les entreprises européennes de commercer avec l’Iran...
Certes, pour entamer une véritable négociation, il faudra un mandat des Etats. Mais c’est là le piège tendu par le tandem Juncker-Selmayr: si un pays bloque, par exemple la France, il se désignera comme l’ennemi des Américains. Une position inconfortable en temps normal, totalement suicidaire avec Trump qui pourrait cibler ce pays. Autrement dit, la Commission a réussi a briser l’unité européenne et veut obliger les Vingt-sept à entrer dans une négociation dont ils risquent fort d’être les grands perdants. Bref, beaucoup se demandent à quel jeu joue la commission, si ce n’est celui des constructeurs automobiles allemands.
N.B.: version longue de mon article paru dans Libération du 26 juillet.
Photo: Saul Loeb, AFP