Et voilà, le temps des vacances est venu. Je disparais jusqu’au 22 août prochain.
L’année a été particulièrement riche en actualité et en évènements personnels: mon nouveau livre, «Il faut achever l’euro», la parution de la seconde édition de mes «salauds de l’Europe», deux prix de journalisme (Prix «mieux comprendre l’Europe» et prix catalan Ernest Udina de la trajectoire européenne), un documentaire, «Qu’est-ce qu’un bon impôt?», etc. Le tout couronné par la chute de Martin Selmayr, le secrétaire général de la Commission, dont j’ai démontré l’illégalité de la nomination et révélé ses manoeuvres dignes de Frank Underwood. Mais rien de personnel, comme le montre ce photomontage que je dois à @Berlaymonster ;-)
Je soupçonne votre frustration d’avoir vu disparaitre, en septembre dernier, les commentaires de ce blog à la suite d’un gros problème technique sur le serveur de Libération qui n’est toujours pas réglé à ce jour. J’espère qu’ils reviendront... En attendant, vous pouvez commenter sur Twitter (@quatremer) et sur mes trois pages Facebook (deux «Jean Quatremer» et une «Coulisses de Bruxelles»).
En attendant de vous retrouver, dans le journal, sur le net, à la télévision, je vous souhaite de bonnes vacances.
Fidèlement votre.
Voici la version française de mon article paru dans The Guardian du 16 juillet.
La scène se passe le 16 juin 1998 à Cardiff. Le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement clôturant la présidence britannique de l’Union vient de se terminer et le Premier ministre Tony Blair donne sa conférence de presse. Le dépenaillé rédacteur en chef adjoint du Daily Telegraph, Boris Johnson, qui va fêter ses 34 ans, prend la parole et se lance dans une longue tirade qui est davantage un éditorial qu’une question. Blair, de 10 ans son ainé et qui a fréquenté les mêmes écoles que Johnson, ironise : « Boris, vous devriez être Premier ministre ! » L’anecdote prend tout son sel 21 ans plus tard alors que l’ancien journaliste conservateur devenu un politicien retord pourrait bien faire son entrée au 10 Downing street…
L’ascension de cet europhobe opportuniste laisse sans voix à Bruxelles où l’on garde un souvenir douloureux de celui que l’on surnomme encore ici le « bouffon ». Fils d’un ancien fonctionnaire européen - et même eurodéputé de 1979 à 1984 -, il s’y est fait connaitre comme correspondant du Daily Telegraph dans la capitale de l’Union entre 1989 et 1994. Tous ceux qui l’ont connu à cette époque en garde un souvenir ému, car c’est lui qui a inventé un genre journalistique, les « Euromyths » que l’on appellerait aujourd’hui « Fake news ». Il n’a pas hésité, avec l’approbation de sa rédaction en chef, à travestir la réalité, voire à inventer de toutes pièces des histoires, afin de donner de l’Europe l’image d’un monstre bureaucratique prenant des décisions les plus absurdes. Comme me l’a alors expliqué ce jeune homme de 28 ans qui portait toujours des vestes froissées à la propreté douteuse et une chemise à moitié sortie du pantalon (so british !) : « il ne faut jamais laisser les faits arrêter une bonne histoire ». On peut citer, parmi celles-ci, la police visant à vérifier la courbure des bananes, la standardisation des cercueils, l’interdiction des cocktails de crevettes ou encore le mode de vie forcément somptuaire d’eurocrates surpayés et ne payant pas d’impôt.
Pour les Européens, Boris Johnson était et reste l’incarnation de ce qui se fait de pire dans l’élite anglaise (et non britannique) formée dans les Public schools et « Oxbridge », c’est-à-dire subtilement arrogante, totalement cynique, gentiment xénophobe, sûre de sa supériorité culturelle. Sur ce dernier point, et contrairement à l’image populaire qu’il aime à se donner, Johnson est un homme fin et d’une culture immense qui faisait pâlir d’envie ses collègues. Ainsi, un journaliste espagnol se souvient l’avoir vu lire un livre en grec ancien lors d’un voyage en avion. Il a même un jour posé une question en latin en salle de presse, à une époque où seul le français y était autorisé, à propos d’un soi-disant projet de directive visant à imposer les noms latins des poissons afin de faciliter la politique commune de la pêche... Boris Johnson en salle de presse de la Commission, c’était le spectacle assuré.
Humainement, Johnson était un dilettante qui s’assumait, un bon camarade, bon vivant, toujours prêt à donner un coup de main. Et surtout, il était toujours à l’affut de « la » bonne histoire. Son antienne quotidienne, prononcée d’une voix de Stentor qui résonne encore dans ma tête était : « what’s the story today, Jean ? » Mieux valait peser ses mots pour éviter de retrouver une histoire délirante et non sourcée dans le Telegraph… Il était totalement désarmant, car il ne s’agissait pas d’un idéologue hargneux pour qui l’Europe était le mal absolu, le nouveau Reich de mille ans. Non, plus simplement, c’était un homme sans conviction que tout amusait et qui ne se préoccupait absolument pas des conséquences de ce qu’il écrivait ou du mal qu’il faisait. Doté d’un solide sens de l’humour, il savait faire taire rapidement les critiques les plus virulentes : comment combattre un homme qui assume ses mensonges et n’a aucune illusion sur un métier qu’il n’exerçait que pour obtenir de l’influence. De ce point de vue, sa réussite a été totale : il a réussi l’exploit de transformer durablement la presse britannique, et pas seulement la presse conservatrice, qui a couru après le succès des Euromyths, une presse qui a pavé le chemin du Brexit. Un ancien correspondant du Times (un journal qui avait pourtant viré Johnson au début de sa carrière pour mensonge) pleurait presque en racontant que ses articles étaient totalement réécrits à Londres afin de coller aux préventions europhobes locales. Mais il est vrai que la vérité est souvent moins spectaculaire et ne fait pas vendre.
Voir cet enfant gâté, qui ment comme un enfant, à l’idéologie aussi molle qu’un caramel par temps de canicule, aux portes du pouvoir donne le sentiment aux partenaires de Londres d’assister au « déclin de l’Empire britannique », pour paraphraser le titre d’un film québécois (« le déclin de l’Empire américain »). Une sorte d’épiphanie d’une séquence politique ouverte avec la décision d’un condisciple de Johnson, David Cameron, d’organiser un référendum sur l’appartenance de son pays à l’Union qui a ridiculisé pour longtemps aux yeux du monde un Royaume-Uni incapable de sortir de l’Union.
Au fond, Boris Johnson est à l’image de la classe politique britannique : un politicien qui joue cyniquement avec l’avenir de ses concitoyens et de son pays pour s’emparer du pouvoir. Mais sa force est aussi d’être dépourvu de vraies convictions, ce qui le rend imprévisible. On considère à Bruxelles qu’il est capable de tout, même de renoncer au Brexit s’il y voit son intérêt personnel. Après tout, ne s’est-il pas longtemps opposé au Brexit avant de prendre la tête de la campagne du « leave », n’hésitant pas à mentir, et à l’admettre, ou à insulter ses partenaires européens avant de faire marche arrière… Tout compte fait, mieux vaut un « bouffon » pragmatique qu’un idéologue fanatique. Mais attention : il peut trouver amusant de précipiter son pays dans le précipice, bien loin du sens de l’État d’un Churchill dont il a été un bon biographe.
Ursula von der Leyen, la présidente élue de la Commission, a fait tomber sa première tête, et pas n’importe laquelle : celle de Martin Selmayr, le sulfureux secrétaire général de l’exécutif européen, le poste le plus important de l’administration communautaire. C’est lundi soir, à la veille du vote d’investiture de la ministre de la Défense allemande, que Selmayr a annoncé à ses collaborateurs son départ effectif dès la semaine prochaine. Officiellement, selon le site Politico, à qui il a réservé la primeur de la nouvelle, afin d’éviter que les deux postes les plus importants de la Commission soient occupés par des Allemands.
Si cet élément a sans doute compté, il n’y avait en réalité aucune urgence à son départ puisque la nouvelle Commission ne prendra ses fonctions que le 1er novembre. Celui que Jean-Claude Juncker surnomme «le monstre» aurait donc pu rester en place jusque-là et continuer à placer ses affidés à tous les postes de direction comme il le fait depuis 18 mois. Les vraies raisons de ce départ précipité sont autres. Ce sont, en effet, les chefs d’Etat et de gouvernement qui ont exigé son départ le 2 juillet, lors du sommet consacré aux nominations des dirigeants de l’Union. Une première depuis 1958, les Etats ne se mêlant jamais directement des affaires internes des institutions communautaires. Mais cette fois, il en allait différemment, les Vingt-huit ayant pris conscience de la place démesurée prise par cet Allemand de 49 ans à qui Jean-Claude Juncker, le président sortant de la Commission, a littéralement confié les rênes du pouvoir. Sa nomination illégale au poste qu’il occupe, en février 2018, révélée par Libération, et dénoncée tant par le Parlement européen, qui a même réclamé à deux reprises sa démission, que par la médiatrice européenne, et ses abus de pouvoir manifestes ne l’ont pas ébranlé. Rien ne semblait pouvoir le déboulonner.
Manœuvres disqualifiantes
Mais il a franchi la ligne rouge en encourageant, le 30 juin, les chefs de gouvernement des pays de l’Est à refuser la nomination à la présidence de la Commission du socialiste néerlandais Frans Timmermans, comme le proposait Angela Merkel, la chancelière allemande, afin de promouvoir la candidature de «son» candidat, le Premier ministre croate, Andrej Plenkovic. En effet, il savait que le Néerlandais, qui le déteste cordialement, le virerait sans état d’âme, alors qu’un ressortissant d’un petit pays, débordé par l’ampleur de la tâche, le laisserait agir à sa guise. Pour ne rien arranger, durant tout le sommet du 30 juin au 2 juillet, il s’est comporté comme un chef de gouvernement, essayant d’influencer les négociations, ce qui a achevé de le discréditer.
Pour ne rien arranger, il a essayé de faire trébucher Ursula von der Leyen devant le Parlement européen afin de remettre Plenkovic dans la course. Il est presque arrivé à ses fins puisqu’elle lui doit largement sa faible majorité (383 voix alors qu’il lui en fallait 374). De fait, il lui a fourni une équipe de transition particulièrement faible qui l’a mal préparéе aux réalités européennes et il lui a donné des consignes de prudence totalement contre-productives : ses auditions devant les groupes politiques, la semaine dernière, ont été catastrophiques. Il a fallu que Paris et Berlin interviennent directement, d’où la qualité exceptionnelle de son discours mardi matin à Strasbourg qui lui a sans doute sauvé la peau.
Grand ménage
La coupe était dès lors pleine : Ursula von der Leyen, qui n’a jamais hésité à faire le ménage dans les différents ministères qu’elle a occupé, n’ayant pas pour habitude de se laisser diriger par des technocrates, a exigé la tête de Selmayr. L’homme va donc quitter la Commission par la petite porte, totalement discrédité. Mais il n’a pas dit son dernier mot : il compte bien rebondir ailleurs. Ainsi une rumeur le donne secrétaire général (un poste qui n’existe pas...) de Christine Lagarde à la Banque centrale européenne (BCE). Mais on imagine mal cette dernière s’encombrer d’une personnalité aussi nocive au risque d’apparaître comme une marionnette de Selmayr… En attendant, le collège des commissaires devrait le nommer, mercredi 24 juillet, directeur du bureau de la Commission à Vienne, certes une chute spectaculaire dans la hiérarchie, mais qui lui permettra de conserver son salaire de 17.000 euros par mois.
En attendant, les eurocrates de l’entourage du secrétaire général déchu ont commencé à retourner leur veste : chacun fait valoir ses actes de «résistance» face à l’autocrate pour sauver sa peau… Or, seul, l’Allemand ne serait pas arrivé là où il est. En particulier, il a pu compter sur le soutien indéfectible du directeur général du service juridique, l’Espagnol Luis Romero Requena : c’est lui qui a organisé sa nomination en violation du statut de la fonction publique européenne, un texte qu’il est censé faire respecter comme gardien du droit. Bref, von der Leyen a du ménage à faire. Elle devra s’appuyer sur un secrétaire général fidèle à l’institution plus qu’à ses propres intérêts : le nom du Français Olivier Guersent, le directeur général «services financiers» de la Commission, un haut fonctionnaire dont personne ne conteste les grandes qualités, est le plus souvent cité.
Ursula von der Leyen sera bien la prochaine présidente de la Commission européenne, la première femme élue à ce poste depuis 1958 : l’ancienne ministre allemande de la Défense a été confirmée mardi soir 16 juillet par le Parlement européen réuni à Strasbourg par une marge très étroite : 383 voix contre 327 et 22 abstentions (733 présents sur 747) alors qu’il lui en fallait 374 au minimum. Elle est loin des 422 voix obtenues par Jean-Claude Juncker en 2014. Le vote étant à bulletins secrets, on ne sait pas qui a voté pour ou contre elle. Mais on peut affirmer sans grand risque de se tromper que, sans le renfort des eurosceptiques du Mouvement Cinq Etoiles italien (14) et du PiS polonais (26), qui ont annoncé qu’ils la soutenaient, elle aurait été défaite. La déperdition au sein de son camp, les conservateurs du PPE (182 députés), mais aussi des deux autres groupes qui la soutenaient officiellement, les socialistes (153) et «Renouveler l’Europe» (RE, 108) est manifestement énorme, puisqu’elle pouvait a priori compter sur 443 voix : au moins cent députés de ces trois groupes ont voté contre elle.
Pourtant, elle avait considérablement haussé son niveau de jeu, mardi matin, devant les députés en livrant un discours précis, enlevé, vivant, humain, non dénué d’émotion lorsqu’elle a évoqué le projet européen ou le drame des réfugiés (elle a personnellement accueilli un jeune Syrien chez elle). Il faut dire qu’après des débuts chaotiques devant les groupes politiques la semaine dernière, tout le monde lui reprochant d’aligner des généralités censées ne déplaire à personne, ce discours était très attendu. Toute la question était de savoir si la majorité qui lui semblait acquise serait ou non largement dépassée et si elle pourrait être atteinte avec les seules voix proeuropéennes sans le secours des eurosceptiques, des europhobes et des souverainistes…
Contraste
Pour se rétablir, elle a compris qu’il fallait faire tomber des têtes : l’Allemand Martin Selmayr, le controversé secrétaire général de la Commission, a annoncé lundi sa démission qui sera effective dès la semaine prochaine. Von der Leyen l’accuse, à juste titre, d’avoir essayé de lui savonner la planche (lire Libération de samedi). Sûre du soutien du PPE, sa famille politique, et de RE, la présidente désignée s’est attachée à gauchir et à verdir son programme afin de séduire 153 sociaux-démocrates rétifs et 74 députés écologistes carrément hostiles au risque de déplaire aux conservateurs.
L’opération de charme a réussi vu les applaudissements nourris qui ont accueilli son discours, mais pas au point de faire changer d’avis les députés qui s’étaient fait une religion dès sa désignation. Pourtant le contraste entre cette femme énergique de 60 ans et son prédécesseur, l’ancien Premier ministre luxembourgeois de trois ans son aîné seulement, était saisissant : autant Jean-Claude Juncker semblait revenu de tout, prématurément vieilli, usé, ne reculant jamais devant un discours un rien apocalyptique («la commission de la dernière chance», son mantra), autant Ursula von der Leyen, à l’élégance impeccable, s’est montrée pleine d’énergie, rafraîchissante, évitant la langue de bois qui est trop souvent la marque des responsables européens.
«Future coalition»
Au final, un discours plus social-démocrate et écologiste que conservateur : «en fait, elle dessine ce qui pourrait être le programme de la future coalition allemand entre la CDU-CSU et les Verts», ironise un journaliste autrichien. Mais ses engagements sociaux, qui ont fini par indisposer les conservateurs, notamment le salaire minimum européen, et environnementaux, n’ont pas suffi à convaincre une partie de la gauche de voter pour elle. Les eurodéputés Grünen, entraînant dans leur sillage tout le groupe, ne voulaient, par principe, pas entendre parler de Von der Leyen, ce qui risque de compliquer la tâche de leurs homologues de Berlin, plus réalistes, qui ont en vain fait pression sur eux.
Même chose du côté du SPD allemand, qui gouverne pourtant avec la CDU-CSU : sa partition est totalement illisible sauf à vouloir jouer un retour rapide dans l’opposition. Il a entraîné avec lui une cinquantaine d’eurodéputés socialistes, dont les Français qui se réjouissaient pourtant des inflexions du discours de Von der Leyen. Allez comprendre. Au final, un tiers des socialistes, les écologistes et la gauche radicale ont joint leurs voix à une partie des europhobes, des eurosceptiques et de l’extrême droite. Ce qui ne forme clairement pas une majorité alternative. Strasbourg est éclaté façon puzzle.
Photo: AFP
La confirmation de la présidente désignée de la Commission européenne, l’Allemande Ursula von der Leyen, se joue ce mardi à Strasbourg, mais surtout à Berlin. En effet, les bisbilles germano-allemandes menacent de fragiliser d’entrée de jeu l’ancienne ministre de la Défense d’Angela Merkel : si son élection ne fait guère de doute, elle risque de devoir sa majorité au renfort des eurosceptiques et des démagogues. Comme le note Sven Giegold, député européen des Grünen allemands, Von der Leyen «pourrait devenir la première présidente élue sans majorité pro-européenne. Ce serait un signal catastrophique puisqu’elle serait alors également la présidente des ennemis de l’Europe». Un constat qui n’empêchera pas Sven Giegold de voter contre elle au risque de permettre la réalisation de sa prophétie…
En théorie, la présidente choisie par le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement le 2 juillet aurait dû compter sur une large majorité composée des 182 élus conservateurs du Parti populaire européen (PPE), sa famille politique, des 153 membres du groupe socialiste, des 108 de Renouveler l’Europe (RE), où siègent les députés macronistes, et des 74 du groupe Vert, soit 517 voix sur 747 (1), soit bien au-delà de la majorité absolue des membres (374) exigée par les traités européens. Mais les Verts se sont immédiatement cabrés : pour eux, la remise en cause par les gouvernements du système des Spitzenkandidaten (où la tête de la liste arrivée en tête aux élections européennes doit être nommée président de la Commission) est une atteinte inadmissible à la démocratie européenne. Une attitude étrange à deux titres : d’une part, car ce système impose a minima au parti vainqueur de réunir une double majorité au Conseil européen et au Parlement sur le nom de leur tête de liste. Or ce n’était pas le cas de l’Allemand Manfred Weber, ni les socialistes ni les centristes ne voulant voter pour lui. D’autre part, parce que Weber, pour qui les Verts étaient prêts à voter en échange d’un programme de coalition reprenant quelques-uns de leurs thèmes de campagne, est infiniment moins social et soucieux de l’environnement que Von der Leyen : membre de la CSU, la branche bavaroise de la CDU, il a toujours défendu les intérêts des constructeurs allemands, notamment lors du «dieselgate». Pire, il a longtemps protégé le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, dont le parti est membre du PPE…
Calcul et trahison
«Leur attitude est totalement incompréhensible», se désespère Daniel Cohn-Bendit, ancien coprésident des Verts, qui essaye, en vain, de convaincre ses amis de revenir à la raison. En réalité, ce groupe, dominé par les Grünen (25 élus) et les Français d’EE-LV (12 élus), joue moins un jeu européen que de politique intérieure. Pour les Allemands, faire mordre la poussière, ou au moins affaiblir, Von der Leyen, c’est provoquer une crise en Allemagne qui pourrait déboucher sur des élections anticipées et donc permettre leur arrivée au pouvoir, si l’on en croit les sondages. Pour les Français, voter contre elle, c’est voter contre Macron, puisque c’est lui qui a permis de sortir le Conseil européen de l’ornière en proposant cette candidate de compromis.
Chez les socialistes allemands, le calcul est le même. Le SPD, actuellement privé de direction, est furieux que la suggestion de Martin Schulz, l’ancien président du Parlement européen et candidat malheureux à la chancellerie, approuvée par Merkel puis Macron, ait été rejetée par une partie des chefs de gouvernement du PPE. L’idée était de nommer président de la Commission le Néerlandais Frans Timmermans, tête de liste des socialistes arrivés en seconde position aux élections européennes, puisque son nom suscitait a priori moins de rejet que celui de Weber. La nomination surprise d’Ursula von der Leyen a donc été vécue comme une trahison, le SPD contraignant même Merkel à l’abstention lors du sommet européen du 2 juillet. «C’est notre ministre la plus faible», a immédiatement taclé Schulz alors que son parti gouverne l’Allemagne en Grosse Koalition («grande coalition», GroKo) avec la CDU-CSU… Depuis, les 16 eurodéputés du SPD se démènent comme de beaux diables pour pousser l’ensemble de leur groupe à voter contre Von der Leyen, à l’image de Katarina Barley, toute nouvelle vice-présidente du Parlement européen, qui la connaît pourtant bien puisqu’elle a siégé à ses côtés comme ministre de la Justice…
«Inadéquate et inappropriée»
Le SPD estime ne pas pouvoir voter pour elle parce qu’elle n’est pas l’une des Spitzenkandidaten, omettant le fait, comme les Verts, qu’aucune des têtes de liste n’avait de majorité au Conseil européen ou au Parlement. Mais il l’attaque aussi en critiquant sa personnalité. Ainsi, Jens Geier, le chef de la délégation du SPD au Parlement, a fait circuler un papier (rédigé en anglais pour être certain d’être bien compris) dressant un portrait assassin de la présidente désignée, qualifiée de «candidate inadéquate et inappropriée» qui «se surestime depuis toujours». Dans ce réquisitoire, le député estime qu’Ursula von der Leyen a été une ministre de la Défense «faible» qui n’a jamais réussi à obtenir la confiance de la Bundeswehr, pas plus qu’à la renforcer, et rappelle qu’elle traîne plusieurs casseroles (dont le coût faramineux de la rénovation d’un navire-école de la marine ou des accusations d’avoir plagié une partie de sa thèse…). Une stratégie pour le moins suicidaire, puisqu’un tel vote de défiance pourrait faire exploser la GroKo en plein vol, provoquant alors des élections anticipées dont les sociaux-démocrates sortiraient lessivés. C’est pourquoi tout le SPD n’est pas sur cette ligne : dimanche, Otto Schily, ancien ministre de l’Intérieur, a qualifié, dans le quotidien Die Welt, la stratégie du SPD de «minable» et de «déloyale». Pour lui, ses amis mettent en danger la stabilité de l’Europe au nom «d’étroits intérêts partisans» : «Je n’aime pas employer le mot de «catastrophe», mais le rejet de la candidature de Von der Leyen constituerait une déplorable débâcle.» Ambiance.
L’Elysée estime aussi que «le SPD fait à Strasbourg ce qu’il n’ose pas faire à Berlin». Si le Parti social-démocrate (16 députés) peut déjà compter sur le soutien des 5 socialistes français (qui, tout comme EE-LV, joue l’opposition à Macron) et des 2 Belges francophones (toujours à la remorque de leurs homologues hexagonaux), soit 23 députés sur 153 socialistes, la question est de savoir s’ils entraîneront avec eux un tiers des membres, le gros des troupes, notamment constitué des Espagnols (20) et des Italiens (19) ayant déjà annoncé son soutien à Von der Leyen. «Schulz parie sur l’effet de contagion et fait jouer ses contacts»,raconte un diplomate européen. Pour ne rien arranger, la présidente désignée a compliqué la tâche de ses soutiens en se livrant, la semaine dernière, à de médiocres prestations devant les groupes, refusant de s’engager clairement et cherchant à ménager la chèvre et le chou, mal conseillée par son compatriote Martin Selmayr, le secrétaire général de la Commission. «Elle n’a pas été bonne», admet-on à Paris. Autant dire que les calculettes chauffent, d’autant qu’une vingtaine d’eurodéputés seront déjà en vacances (!), ce qui équivaut à un vote contre…
Ursula von der Leyen peut compter à coup sûr sur le soutien des groupes PPE et RE, soit 290 voix au mieux : en effet, le vote étant secret, des défections ne sont pas à exclure. Si on ajoute, au pire, une centaine de socialistes, on atteint 390 voix, soit à peine 16 voix au-delà de la majorité absolue (374 voix). On est non seulement très loin d’une large majorité, équivalente à celle obtenue par Jean-Claude Juncker en 2014 (422 voix avec 729 députés présents), mais la marge est trop étroite pour sécuriser son élection.
Cauchemar et dette
C’est là où interviennent les eurosceptiques et les populistes, qui ont flairé la bonne occasion de peser sur la future présidente : le PiS polonais (Droit et Justice) au pouvoir à Varsovie, le Mouvement Cinq Etoiles (M5S) ou encore la Ligue de Matteo Salvini ont d’ores et déjà annoncé qu’ils voteraient l’investiture d’Ursula von der Leyen, soit un apport d’au moins 68 voix. Mais une présidente de Commission qui leur devrait son élection - l’étroitesse de la marge sera un indicateur de l’importance de leur apport - sera affaiblie dès le départ, car le soupçon pèsera tout au long de son mandat qu’elle cherche à payer sa dette. C’est pour éviter ce cauchemar que les capitales se mobilisent pour convaincre leurs députés de rentrer dans le rang et surtout essayent de convaincre Von der Leyen de muscler le discours-programme qu’elle prononcera ce mardi à 9 heures en prenant des engagements précis en matière environnementale, sociale, institutionnelle ou encore d’intégration.
(1) Le nombre normal est de 751. Mais trois députés catalans n’ont pu prêter serment sur la Constitution espagnole à Madrid, l’un parce qu’il est en prison, les deux autres, dont l’ex-président de la Généralité, Carles Puigdemont, parce qu’ils sont réfugiés en Belgique. Et un député danois a été nommé ministre.
Photo: AFP
Martin Selmayr est-il en train de planter la candidature de sa compatriote, Ursula von der Leyen, à la présidence de la Commission ? Dix jours après sa désignation surprise, le 2 juillet, par les chefs d’État et de gouvernement de l’Union, et au vu des prestations de la ministre de la Défense allemande devant les groupes politiques du Parlement européen, on peut sérieusement se poser la question. Elle a tellement pataugé devant les eurodéputés que son élection, qui paraissait acquise mardi à Strasbourg, n’est plus assurée. Or, qui est chargé de piloter cette période délicate de transition entre deux commissions ? Le secrétaire général de l’exécutif européen qui n’est autre que Martin Selmayr, l’homme dont les eurodéputés ont réclamé à deux reprises la tête à la suite de sa nomination frauduleuse en février 2018. Les observateurs et plusieurs capitales européennes, dont Paris, voient dans les débuts chaotiques de leur championne la marque du «monstre» de la Commission, surnom donné à Selmayr.
Le problème d’Ursula von der Leyen est qu’elle a débarqué à Bruxelles sans connaissance des affaires communautaires et sans maîtriser la machine administrative de la Commission, et surtout les subtils équilibres du Parlement. Or il est difficile de devenir une experte en moins de quinze jours, d’autant que, dans le même temps, elle doit convaincre 751 eurodéputés de 28 pays, représentant plus d’une centaine de partis politiques nationaux, répartis entre sept grands groupes politiques de voter pour elle. Sans un appui déterminé des services de la Commission, c’est une tâche impossible. Or, elle ne l’a pas : l’homme qui les dirige, Martin Selmayr, défend d’abord ses intérêts et non ceux de son institution, à la différence des secrétaires généraux du passé.
Garder les rênes
Ainsi, c’est à lui que les conservateurs du PPE doivent leurs divisions lors du sommet qui a duré du 30 juin au 2 juillet. Le dimanche 30 juin, en amont du Conseil européen, la chancelière allemande, Angela Merkel, a demandé à ses homologues conservateurs de nommer la tête de liste des socialistes, le néerlandais Frans Timmermans, à la présidence de la Commission, étant donné que celle du PPE, l’Allemand Manfred Weber, ne réunissait pas une majorité parmi les Vingt-Huit et au Parlement européen. Selmayr a alors encouragé les pays de l’Est, mis devant le fait accompli, à exiger la présidence pour leur famille politique afin de préparer l’élection de «son» candidat, le Premier ministre croate conservateur, Andrej Plenkovic.
Pourquoi une telle manœuvre ? Car Timmermans le détestant cordialement, il savait que sa nomination signifiait la fin de son règne à Bruxelles. Tout comme celle d’un Allemand d’ailleurs, aucun pays n’étant prêt à accepter un président et un secrétaire général, le poste le plus important de la Commission, de la même nationalité. Enfin, un président d’un petit pays, c’était l’assurance pour Selmayr de rester aux commandes : il a construit sa carrière en pilotant durant dix ans une commissaire luxembourgeoise, Viviane Reding, puis un président luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, qu’il a littéralement inventé en l’imposant au PPE en 2014.
Le problème est que ses manœuvres ont été peu discrètes, tant au sein du PPE que du Conseil : «A chaque interruption de séance, Selmayr allait parler à Andrej Plenkovic comme un entraîneur parlant à son boxeur», raconte un ministre européen. Son comportement a tellement agacé les chefs que son départ «est dans le paquet», comme l’explique un responsable français : «Il est convenu que Von der Leyen devra s’en débarrasser et je peux vous dire que Selmayr était livide quand son nom a été prononcé par plusieurs chefs.» Et il ne peut pas compter sur le soutien d’Angela Merkel qui ne lui pardonne pas d’avoir divisé le PPE. Que le départ d’un eurocrate soit réclamé par les Etats, c’est une première.
Verdict mardi soir
Le secrétaire général joue désormais sur deux tableaux pour sauver sa peau : au pire, démontrer à Von der Leyen qu’il est absolument indispensable pour contrôler la Commission ou, au mieux, la faire tomber pour permettre un retour du Premier ministre croate dans la course. Le nom de Plenkovic est d’ailleurs réapparu sous la plume de quelques journalistes proches de lui après les prestations loupées de l’Allemande… Ses manœuvres ont commencé dès la nomination de l’équipe de transition. Au lieu de fournir des haut fonctionnaires de choc pour la préparer au mieux, le secrétaire général a désigné quatre seconds couteaux tout à sa dévotion, car ils lui doivent leur carrière, ce qui lui assure un contrôle total des opérations (1). Ursula von der Leyen a juste pu imposer deux de ses proches du ministère de la Défense, son directeur de cabinet Bjoern Seibert, qui ne connaît pas plus qu’elle la maison qu’elle doit diriger, et son porte-parole, l’ancien journaliste Jens Flosdorff.
Mais la ministre de la Défense n’est pas «la perdrix de l’année»,selon l’expression d’un diplomate. Après ses prestations peu enthousiasmantes devant les groupes politiques, qui ont refroidi ses plus fidèles soutiens, elle a compris qu’elle avait été mal préparée et que son attitude prudente dictée par Selmayr se retournait contre elle. Au point qu’aujourd’hui il n’est pas impossible qu’elle ne doive son éventuelle confirmation qu’aux voix des eurosceptiques et de l’extrême droite (il lui faut 376 voix minimum), ce qui serait tout aussi catastrophique qu’un échec. Ses rapports avec Selmayr se sont brutalement dégradés et Von der Leyen a enclenché l’opération survie appuyée par Berlin et Paris. Seul son discours-programme qu’elle prononcera mardi à 9 heures peut renverser la vapeur avant le vote prévu le même jour à 18 heures. Ces manœuvres dignes de House of Cards montrent que la reprise en main politique de la Commission sera la première mission du futur président.
(1) Sa composition est secrète, mais la voici : Helene Banner (Allemagne), Maria Luísa Cabral (Portugal), Jivka Petkova (Bulgarie), Pauline Rouch (France).