« Il y aura un avant et un après Alstom-Siemens : les règles de concurrence doivent servir l’intérêt européen ». Bruno Le Maire, le ministre des Finances, ne décolère pas, en public et en privé, après le veto posé par la Commission, le 6 février, à la fusion entre les deux géants du rail européen, alors que la concurrence chinoise menace tous les fleurons industriels du vieux continent. Et pour une fois, Berlin est sur la même longueur d’onde que Paris : même si l’Allemagne a toujours fait discrètement de la politique industrielle, désormais elle en proclame haut et fort la nécessité après avoir été traumatisée par le rachat, en 2016, de Kuka, l’un de ses fleurons robotique, par le chinois Midea. Le 19 février, Bruno Lemaire et Peter Altmaier, le ministre de l’économie (CDU) allemand, ont ainsi rendu public un «manifeste franco-allemand pour une politique industrielle européenne adaptée au XXIe siècle». Même les Néerlandais commencent à y réfléchir, c’est dire.
Or, une politique industrielle conséquente passe par une réforme des règles de concurrence afin qu’elles ne jouent pas au détriment des seules entreprises européennes comme aujourd’hui. L’affaire de « l’Airbus du ferroviaire » est typique de l’aveuglement d’une Commission qui dispose d’une compétence exclusive en la matière et qui « fait de la politique de concurrence comme au XXe siècle », comme le dénonce Bruno Le Maire. En effet, sous prétexte que la Chine ne sera pas présente sur le marché européen de la très grande vitesse et de la signalisation ferroviaire (elle est présente dans tous les autres segments) avant 5 ou 10 ans, elle considère qu’il est hors de question de restreindre la concurrence en Europe dans l’intervalle. Pour Berlin et Paris, on est là dans l’irrationalité la plus totale : se mettre en ordre de bataille lorsque l’ennemi est déjà dans la cité, c’est la certitude de perdre la guerre. On l’a vu déjà avec la mondialisation : l’Union n’a pas voulu croire que la Chine aurait les capacités de la concurrencer dans les secteurs à forte valeur ajoutée et a donc accepté un libre échange inégal : en effet, ce pays manipule sa monnaie, subventionne ses entreprises, refuse d’ouvrir son marché intérieur, ne respecte aucune norme sociale ou environnementale, etc..
Pour Paris, « tous les dogmes sur lesquelles a été bâtie l’Union depuis 1957 se sont effondrés : la démocratie ne triomphe pas dans le monde, sa sécurité n’est plus garantie par les États-Unis, elle ne parvient pas à stabiliser son voisinage par le simple jeu de l’élargissement et l’exemplarité européenne se retourne contre elle, les pays tiers refusant de respecter les règles du jeu ». Résultat, ce qui paraissait impensable il y a encore quelque mois, une remise à plat des règles de concurrence, prend corps. Plusieurs idées sont avancées par le document franco-allemand : tenir compte du marché mondial et plus seulement européen, ne plus apprécier l’état du marché à l’instant T, mais aussi son évolution future, donner un droit d’évocation au Conseil des ministres (l’organe où siègent les États), comme cela existe en France, définir des secteurs sensibles où les rapprochements sont nécessaires (ferroviaire, satellitaire, intelligence artificielle, etc.), valider la prise de contrôle temporaire par un Etat dans une entreprise afin d’assurer son développement à long terme, développer le financement public de l’innovation... La France souhaiterait aussi que la Commission valide des fusions a priori contraires aux règles en plaçant ces entreprises nouvelles sous surveillance.
Au delà de la politique de concurrence, Berlin et Paris veulent que l’Union exige la réciprocité comme condition d’accès à son marché, notamment pour ses marchés publics. Bref, l’Europe veut cesser d’être l’idiote utile de la mondialisation.
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