Il aura fallu 9 heures de négociations aux chefs d’État et de gouvernement réunis à Bruxelles jeudi et vendredi pour parvenir à résoudre, non pas une « crise migratoire », les entrées illégales dans l’Union ayant chuté de 95 % depuis le pic de 2015, mais une « crispation politique », en Italie et en Allemagne, selon les mots d’un proche du chef de l’État. À 4 h 40, vendredi, Emmanuel Macron s’est réjoui, en quittant les bâtiments du Conseil européen, que « toutes les solutions pensées à la va-vite, soit de repli national, soit de trahison de nos principes qui consistaient à repousser les uns ou les autres dans des pays tiers (aient) été explicitement écartées ». Reste que l’accord obtenu hier confirme que l’Union se transforme en une forteresse inexpugnable, comme le réclament les démocraties illibérales d’Europe de l’Est désormais rejointes par l’Autriche, l’Italie et une bonne partie des partis conservateurs européens. C’est le prix à payer pour maintenir la cohésion européenne et l’espace de libre circulation de Schengen.
Le tournant de 2016
Il ne faut pas se tromper : ce tournant a été pris en mars 2016, lors de la conclusion de l’accord Union-Turquie qui a coupé la route des Balkans : contre monnaie sonnante et trébuchante (3 milliards d’euros par an), Ankara a accepté de fermer l’accès à la Méditerranée et de reprendre sur son sol tous ceux qui parviendraient néanmoins à passer. En d’autres termes, les Européens ont sous-traité à Ankara le contrôle de leurs frontières extérieures. En échange, l’Union s’est engagée à accueillir une infime partie des réfugiés statutaires reconnus par le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) de l’ONU se trouvant en Turquie (37 000 jusqu’à présent, 45 000 à venir). C’est l’Espagne et le Maroc qui ont inventé ce type d’accord de sous-traitance dans les années 90, ce qui a tari la route de la Méditerranée occidentale.
La seule route qui reste entr’ouverte est celle de la Méditerranée centrale. Entr’ouverte, car l’Italie a conclu des accords avec les tribus libyennes pour qu’elles empêchent les départs, et ce, dans des conditions peu respectueuses des droits de l’homme. Et parce que l’Union aide, de son côté, le HCR et l’OIM (Office internation des Migrations) dans leurs interventions en Libye destinées à empêcher l’embarquement des migrants et à financer les retours (20 000 retours volontaires depuis novembre 2017).
Des plateformes régionales de débarquement
Pour la fermer totalement, l’Union annonce donc qu’elle va non seulement accroitre ses financements, mais qu’elle va aider les gardes-côtes libyens, qui disposent de moyens misérables, à intercepter les départs illégaux. Elle met, au passage, en garde les ONG : pas question qu’elles continuent à intervenir dans les eaux territoriales libyennes. Pour « casser le modèle économique des passeurs » et donc empêcher les départs, l’Union va infiniment plus loin : elle va « étudier » s’il est possible de créer des « plateformes régionales de débarquement » dans les pays tiers (Libye et Tunisie en clair) sous supervision du HCR et de l’OIM dans lesquelles les personnes secourues en mer seraient débarquées. L’idée est d’y effectuer un tri entre demandeurs d’asile et migrants économiques qui, eux, seraient renvoyés dans leurs pays.
Si malgré tout, des étrangers sans papier parvenaient dans les eaux territoriales de l’Union, elles seraient débarquées dans des « centres fermés », rebaptisés dans la nuit de jeudi à vendredi « centres contrôlés », gérés par le HCR et l’OIM avec les moyens de l’Union et des États membres. L’idée est la même que pour les « plates-formes de débarquement », faire le tri entre personnes admises à demander l’asile (10 % en moyenne) et les autres.Les demandes d’asile seront instruites sur place et seuls les réfugiés statutaires seront autorisés à sortir de ces « centres » pour être répartis dans différents pays européens. Le compromis trouvé tient en un mot : volontariat. Seuls les pays « volontaires » créeraient ces centres et la répartition des réfugiés se ferait elle aussi sur une base volontaire et non pas obligatoire comme le prévoyait la réforme du règlement de Dublin sur le pays responsable du traitement d’une demande d’asile que les pays de l’Est bloquent.
Une victoire idéologique pour Orban
Tout le problème est dans la gestion des retours des migrants économiques et des déboutés du droit d’asile qui sont difficiles à mettre en œuvre parce que soit on ne connaît pas la nationalité du migrant, soit son pays d’origine refuse de le reprendre, soit, enfin, le pays tiers dont ils proviennent n’est pas sûr, ce qui est le cas de la Libye. Ainsi, après un pic de 46 % de retour en 2016, celui-ci est retombé à 36,6 % en 2017. L’objectif est de parvenir à 70 %, ce qui semble difficile. C’est pour cette raison, qu’à ce stade, l’Italie et la France excluent d’accueillir de tels centres sur leur sol, seul la Grèce et l’Espagne étant prêtes à le faire… « La France n’est pas un pays de première arrivée », s’est justifié le chef de l’État français. « Certains voulaient nous pousser à cela, je l’ai refusé. Les règles internationales de secours en mer sont claires: c’est le pays le plus proche qui doit être choisi comme port. »
Ce dispositif implique qu’à l’avenir tous les demandeurs d’asile qui auront réussi à prendre la mer et seront interceptés aux frontières extérieures de l’Union resteront enfermés durant toute la durée de l’instruction de la demande d’asile, ce qui évitera les fameux « mouvements secondaires » indisposant tant le ministre de l’Intérieur allemand Horst Seehofer. C’est seulement une fois leur statut reconnu qu’ils seront répartis entre les pays volontaires : l’idée est d’éviter que l’État accueillant ces « centres contrôlés » se retrouve à assumer seul l’ensemble des réfugiés. Bref, l’Union espère bien que ce dispositif, qui a fait ses preuves en Méditerranée orientale, découragera les réfugiés et les migrants de tenter un passage en force. C’est exactement ce que souhaite depuis le départ le Hongrois Viktor Orban qui remporte là une belle victoire idéologique.
N.B.: version longue de mon papier paru dans Libération du 30 juin.
Margaritis Schinas, le porte-parole de la Commission
Le torchon brûle depuis plusieurs mois entre les médias et la Commission européenne. Les incidents en salle de presse, lors du point de presse quotidien organisé à midi par la Commission, sont de plus en plus fréquents au point qu’on peut parler de guerre ouverte.
Le dernier en date remonte au 15 juin. Interrogé sur la volonté du ministre allemand de l’Intérieur, Horst Seehofer, de renvoyer dans le pays de première entrée dans l’Union les demandeurs d’asile se présentant aux frontières allemandes, le porte-parole en titre de la Commission, le Grec Margaritis Schinas, s’est contenté de lire l’article 13 du Règlement de Dublin : « s’il est établi que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. Cette responsabilité prend fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière ». Ce qui n’est évidemment qu’une réponse très partielle. Pressé de questions, Schinas s’est contenté de répondre qu’il avait déjà répondu...
Un journaliste italien, Lorenzo Consoli, a alors laissé éclater sa colère avant de quitter la salle de presse : « on vous paie pour quoi ? Vous n’apportez aucune réponse. Vous devez nous répondre, vous êtes la Commission. Nous vous demandons ce que signifie l’article 13, bon sang ! (…) Si vous avez peur de répondre parce que vous avez peur de l’Allemagne, vous ne pouvez pas être le porte-parole de la Commission. Qu’est-ce vous foutez ici ! » Réponse agacée de Schinas : « nous apprécions que vous partagiez votre état d’esprit avec nous. J’ai lu l’article 13, vous êtes libre de l’interpréter dans le contexte qui vous convient le mieux, mais je ne le ferais pas ici ». Un comble pour une institution qui est justement chargée de veiller au respect du droit européen. L’affaire ne s’est pas arrêtée là, d’autres journalistes prenant alors le relais contre ce refus de répondre « à des questions légitimes ». C’était tellement spectaculaire que Brut en a fait une vidéo...
Les incidents ont été nombreux ces derniers mois. Ainsi pendant toute la durée de l’affaire Selmayr, la nomination contestée du chef de cabinet de Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, au poste de secrétaire général, les porte-paroles ont soit refusé de répondre, soit ont sciemment menti. Pour ma part, je me suis fait traiter de « Robespierre » pour avoir osé insister (les vidéos de mes affrontements avec la Commission ont circulé sur Twitter). Au quotidien, la politique de communication est devenue un enfer pour les journalistes, celle-ci ayant à cœur de rendre le plus difficile possible leur travail. Parmi ses méthodes favorites : multiplier les annonces le même jour ou la même semaine pour empêcher les médias de toutes les traiter, distribuer les documents au dernier moment, et de préférence uniquement en anglais, pour que les journalistes ne puissent pas poser les bonnes questions. Le but ? Les contraindre à reprendre le « storytelling » de la Commission.
Le grand ordonnateur de cette politique de « communication » n’est autre que Martin Selmayr, l’âme damnée de Juncker et ci-devant secrétaire-général-chef de cabinet-sherpa. Car tout ce qui se dit en salle de presse doit recevoir l’aval de l’omnipotent Allemand. Il n’hésite pas à envoyer des SMS aux porte-paroles durant le point de presse pour leur dire que répondre aux questions embarrassantes… Et comme c’est un adepte de la langue de béton et du mensonge, le résultat est un exercice digne d’une conférence de presse de Brejnev. L’Association de la presse internationale (API) a rencontré Schinas cette semaine pour se plaindre de ces mauvaise méthodes. La réponse en substance: «nous sommes le meilleur service du porte-parole de l’univers connu, Lorenzo Consoli veut juste faire du Buzz et Quatremer règle des comptes personnels» (lesquels? Mystère). Bref, circuler, il n’y a rien à voir, rien à entendre, rien à dire.
Mais les mauvaises méthodes n’ont qu’un temps : la dernière année du mandat de Juncker s’annonce comme une lente, mais méthodique, descente aux enfers avec plus de 1000 journalistes accrédités lassés d’être ainsi maltraités.
N.B.: sur le même sujet, lisez le papier de mon confrère de Contexte, Jean-Sébastien Lefebvre.